«Le télétravail peut stimuler la performance économique»

African Business Journal : Vous avez décidé de maintenir le télétravail de manière permanente pour l’ensemble de vos collaborateurs. Qu’est-ce qui motive une telle décision ?

Youssef Chraibi : La priorité au départ était d’assurer une sécurité sanitaire pour nos collaborateurs. En quelques jours, nous avons dû travailler sans relâche pour installer plusieurs centaines de postes de travail dans les domiciles de nos collaborateurs afin de garantir le maintien de leur activité et assurer une continuité des services à nos clients qui avaient encore plus besoin de nous à un moment où le support à distance est essentiel, compte tenu de l’interdiction des interactions physiques. Nous avons annoncé le 20 mai, via un message vidéo, à nos collaborateurs dans les quatre pays où nous sommes implantés qu’ils auront désormais la possibilité, s’ils le souhaitent, d’opter durablement pour le télétravail, même après la fin des restrictions liées à la crise du Covid-19, et cela en prenant certains engagements en termes de qualité, de productivité et de sécurité des données pour nos clients. Cette annonce a été très bien accueillie de la part de nos collaborateurs, d’autant que cela se fait uniquement sur la base du volontariat. Au moment où je vous parle, 90% de nos collaborateurs au Maroc sont en télétravail. Nous ne voyons aucune raison pouvant justifier de mettre fin à ce modèle qui nous semble vertueux, même après la fin des restrictions liées à la crise sanitaire.

Le télétravail a-t-il eu un impact positif sur vos activités ?

Nous nous sommes rendu compte après quelques semaines que, face à cette contrainte, les aspects positifs étaient très nombreux. On dit souvent que l’adversité nous pousse à nous réinventer. On a clairement pu en faire l’expérience. Nous avons ainsi découvert de nouvelles opportunités. Le télétravail a permis à nos salariés d’avoir une meilleure qualité de vie, une meilleure organisation entre temps de travail et temps personnel et la réduction du temps et des frais de transport et de repas. Des avantages aussi pour nos clients qui bénéficient d’une solution pérenne de continuité de service. Enfin, on s’est rendu compte que le modèle de télétravail pouvait également être synonyme de meilleure performance économique liée à une meilleure productivité en raison d’un meilleur dimensionnement de nos capacités de production en fonction des besoins réels et évolutifs de nos clients. L’entreprise devrait conserver des gains notables en termes de productivité.

Travailler à domicile nécessite l’usage d’équipements informatiques, internet, etc. Ce qui engendre de nouveaux coûts. Est-ce facile de gérer ces nouvelles charges ?

Nous estimons que 50% de nos collaborateurs adopteront ainsi le télétravail de façon durable.
Equiper les postes de télétravail nécessite de nouveaux investissements matériels mais également logiciels pour les outils de contrôle et de communication à distance et, enfin, des surcoûts en termes de connectivité internet et télécoms.

Le cadre juridique du télétravail n’étant pas encore défini au Maroc, qu’en sera-t-il de la gestion à distance du capital humain ?

Le cadre juridique du télétravail n’est pas encore défini au Maroc certes, mais cela ne veut absolument pas dire que le télétravail est interdit. Cela signifie qu’en l’absence de textes, ce sont les aménagements contractuels qui vont prévaloir. Nous ne pouvions de toute façon rien envisager sans obtenir au préalable le consentement de nos salariés. Ainsi, seuls les collaborateurs qui en font librement la demande, et dans les cas où cela est possible, peuvent signer un avenant à leur contrat de travail définissant de façon précise les conditions et les droits associés à ce mode de travail, tout en observant le total respect de la législation du travail et des lois en vigueur en matière de couverture sociale. Nous nous sommes également assurés des modalités de contrôle des horaires de production sans que la solution ne soit invasive pour leur vie privée.
Par ailleurs, je suis heureux de vous annoncer que la quasi-totalité des acteurs majeurs de la relation client au Maroc, regroupés au sein de l’Association marocaine de la relation client (AMRC) qui existe depuis 2003, vont publier d’ici quelques jours une charte d’intention pour la promotion et la mise en œuvre du télétravail dans notre pays. Je rappelle que l’AMRC fait partie du comité ad hoc qui a été créé au sein de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), le patronat marocain, qui va finaliser dans les prochaines semaines un projet de texte qui doit encadrer l’exercice du télétravail dans le secteur privé au Maroc après le projet de décret encadrant le télétravail pour les fonctionnaires qui a été rendu public le 27 mai.

Ce maintien du télétravail ne risque-t-il pas de reléguer au second plan le sentiment d’appartenance et de cohésion chez vos collaborateurs ?

En effet, il est fondamental de veiller au maintien du lien social. Ce pourquoi la solution idéale consiste en une configuration alternée entre présentiel et télétravail. En fonction des opérations, nos collaborateurs continueront à se rendre sur site à un rythme régulier, afin de pouvoir rencontrer leurs managers, leurs collègues mais également pour leurs besoins en formation continue en présentiel. Par ailleurs, il existe aujourd’hui des moyens que nous avons déjà mis en place permettant de réduire le sentiment d’isolement. Des réunions virtuelles quotidiennes sont actuellement organisées aussi bien avec les managers qu’avec les autres membres de l’équipe avec des pauses-café virtuelles. Tout cela nous semblait utopique il y a quelques mois, il faut bien se rendre compte qu’il s’agit d’une réalité aujourd’hui. Le télétravail permettra d’offrir des emplois à toutes les personnes éloignées des principaux pôles économiques du Royaume et en particulier aux nombreuses femmes au foyer. Je suis donc très confiant sur l’essor durable du télétravail dans notre pays, à l’image du développement qu’il a connu avec succès dans de nombreux pays anglosaxons.

Peut-on connaitre l’impact de la pandémie de Covid-19 sur votre chiffre d’affaires et sur le secteur de l’offshoring en général ?

Nos pertes de revenus avoisinent les 30% pour les mois d’avril et mai. Elles devraient être de l’ordre de 20% pour juin et juillet, et nous estimons retrouver un rythme normal de chiffre d’affaires d’ici le dernier trimestre de cette année. Nous estimons que la tendance est similaire pour l’ensemble des acteurs du marché sachant qu’il y a des différences en fonction de nos donneurs d’ordres. Ceux qui ont une activité plus importante pour les voyagistes par exemple sont plus touchés que les acteurs servant en majorité dans les télécoms et l’énergie

Outre le Maroc et la France, vous avez ouvert des sites au Niger et à Madagascar (deux). Quelles sont les raisons qui ont motivé cette présence en Afrique subsaharienne ?

L’Afrique francophone est la destination naturelle de prédilection pour les donneurs d’ordre français et européens dans une moindre mesure. Le Maroc a été pionnier de ce mouvement d’externalisation et nous a permis de proposer une offre nearshore, représentant encore aujourd’hui la destination leader avec environ 50% de part de marché pour la France. Notre installation à Madagascar nous a permis de proposer une offre offshore attractive en termes de coût tout en bénéficiant d’un bassin de l’emploi ayant une forte expérience dans les métiers du back office. Le Niger, enfin, nous a permis de proposer une solution locale d’externalisation, notamment pour l’opérateur Orange.

Prévoyez-vous de vous déployer dans d’autres pays africains ?

Nous étudions actuellement de nouvelles opportunités en Afrique en étant convaincus que la qualité des ressources humaines combinée à un modèle économique attractif pourront faire entrer durablement notre continent dans la carte mondiale de l’offshoring et plus généralement dans l’économie du savoir pour le marché européen, à l’image de l’Inde ou les Philippines pour le marché américain.

Quels sont vos principaux objectifs pour les trois prochaines années ?

Le groupe Outsourcia a démarré au Maroc en 2003 dans le métier de la relation client externalisée. Nous sommes aujourd’hui présents dans 4 pays avec 1 800 collaborateurs experts dans les principaux métiers de l’outsourcing : le BPO, l’ITO, et plus récemment la Santé, avec l’acquisition de la société française Simplify. Nous avons ainsi réalisé quatre opérations de croissance externe à date et avons l’ambition d’étendre notre présence géographique en Afrique et de poursuivre notre diversification sectorielle en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle. Je suis ainsi heureux de vous annoncer la création, il y a quelques semaines, de notre nouvelle filiale CaptureDoc Maroc, spécialisée dans la Robotic Process Automation. Nous visons un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros pour 2021. 

Propos recueillis par Elimane Sembène