Dans cet entretien exclusif accordé à African Business Journal, Ameenah Gurib-Fakim, la première femme portée à la magistrature suprême de la “Cité-Etat” en juin 2015 dévoile les facteurs clés de la réussite de l’île Maurice, un des pays les plus dynamiques sur le plan économique en Afrique (en attestent son remarquable leadership dans les classements économiques majeurs, notamment le rapport Doing Business de la Banque mondiale), les grandes priorités de son programme pour renforcer cette croissance économique, la diplomatie économique de son pays et l’importance de la bonne gouvernance en Afrique.

«La bonne gouvernance est capitale pour l’émergence des pays africains»

Vous êtes la première femme professeure d’Université de Maurice et première doyenne de la Faculté des sciences entre 2004 et 2010. Depuis juin 2015, vous êtes la première femme Présidente de l’Île. Est-ce une consécration de votre brillant parcours?
Je ne parlerai pas de consécration, mais disons que j’ai eu l’opportunité de servir mon pays à plusieurs niveaux, institutionnel, académique, et maintenant au sommet de l’État. On n’a pas droit à l’erreur.

Votre accession à la magistrature suprême démontre-t-elle que la recherche et la politique ne sont pas incompatibles?
J’ai démontré que la science et la politique sont compatibles. Être scientifique implique la prise de décision de manière cartésienne et être politique implique aussi une prise de bonnes décisions qui impacteront cette fois de manière plus large la population dans son ensemble. La responsabilité est très grande et les défis aussi.

Être la Présidente d’un des pays les plus dynamiques sur le plan économique en Afrique est-ce une tâche aisée ? Comment maintenir ce leadership?
Comme vous dites, c’est plus compliqué pour plusieurs raisons. Maurice se trouve à un carrefour important dans son développement, on est devenu victime de notre succès économique. Du coup, on a perdu plusieurs avantages qui avaient agi dans le passé comme filet de protection notamment dans la production de sucre. Il faut se réinventer avec de nouveaux outils et aussi de nouvelles idées. L’île Maurice n’est pas dotée de ressources naturelles, mais notre richesse reste le capital humain. Il faut être agile dans la prise de décision, avoir de bonnes idées et réunir les compétences. Ce sont les défis qui me guettaient quand j’étais entrepreneure et donc je suis à l’aise.

Vous occupez la fonction de Chef d’État depuis plus de six mois. Quelles sont les grandes priorités de votre programme pour renforcer la croissance économique de l’île Maurice?
Je crois et reste convaincue que la fracture entre le Nord et le Sud s’explique par le niveau de développement de la science, de la technologie et de l’innovation. Ce sont les ingrédients pour la création de la richesse. Plusieurs pays l’ont démontré à l’image de la Corée du Sud. Avec mon bagage scientifique, je préconise une meilleure réflexion et appréciation du potentiel de la science, mais surtout le développement de la biotechnologie pour la création d’opportunités pour nos jeunes. Il existe un réel besoin de changement sur le continent africain, sur la nécessité d’ajouter de la valeur aux ressources avant de les exporter. On doit exporter de moins en moins de matières premières, mais des produits au moins semi-finis. Maurice peut développer la biotechnologie qu’elle peut exploiter à travers la mer, la flore et la faune tropicale.

Pendant longtemps, l’économie mauricienne reposait sur la culture de la canne à sucre, le textile et le tourisme. Aujourd’hui, le pays mise aussi sur l’externalisation informatique et le secteur des finances. Selon vous, qu’est-ce qui explique cette diversification des sources de revenus?
Les Services (TIC, banques, ports, etc.) ont grandement aidé à diversifier notre économie qui reposait dans le temps sur le sucre, après l’indépendance. L’économie mauricienne doit rester diversifiée au maximum et il faut mettre en place plusieurs piliers qui alimentent l’économie nationale. Le tourisme ajoute entre 7-8 points de croissance dans notre économie avec les services qui y contribuent. Le produit touristique est un produit fort qui doit être diversifié. Nous avons déjà commencé à ouvrir l’espace mauricien à plusieurs compagnies aériennes comme Turkish Airlines récemment, Austrian Air et Lufthansa qui assurent un vol direct entre notre pays et les capitales du monde. Encore une fois, le fait de ne pas disposer de ressources naturelles (minières, entre autres) doit nous pousser à réinventer de nouvelles stratégies qui augmenteraient notre PIB et qui créeraient des emplois.

L’île Maurice est le pays le plus compétitif en Afrique, selon le Rapport mondial sur la compétitivité 2015-2016 établi par le Forum économique mondial. Pourquoi Maurice attire-t-elle tant les investisseurs? Quels sont les facteurs qui expliquent cette attractivité économique?
À Maurice, nous misons sur l’amélioration continue de nos performances. Ces indicateurs réconfortent les investisseurs. Plus de 90% de la population est instruite et cela représente un avantage pour les investisseurs et les opérateurs économiques.

En 2015, votre pays a occupé, pour la neuvième année consécutive, la première place dans le classement sur la bonne gouvernance en Afrique, publié par la Fondation Mo Ibrahim. Sur quels leviers vous appuyez-vous pour vous distinguer en termes de gouvernance en Afrique?
Le levier principal est sans doute l’éducation. Nous avons aussi mis en place des institutions pour traquer les corrupteurs et corrompues. La loi a été endurcie pour contrecarrer ces délits et abus. Il ne faut pas perdre de vue que chaque décision corrompue appauvrit un pays.

À votre avis, quels devraient être les piliers pour instaurer la bonne gouvernance en Afrique? Pourquoi est-ce important ?
La bonne gouvernance est capitale pour l’émergence des pays africains et d’ailleurs. Il faut une éducation solide et de la transparence dans les actions. Le concept de «Responsibility and Accountability» est tellement important pour l’émergence de notre pays et du continent.

Comme vous l’avez souligné plus haut, le taux d’alphabétisation s’élève à 90% dans l’Île, une situation qui contraste avec les taux élevés d’analphabétisme observés dans plusieurs pays du continent. Quels sont les facteurs clés de succès de votre modèle éducatif?
L’accès à l’éducation et surtout à une éducation gratuite pour tout le monde instaurée en 1976 a donné une très grande impulsion à notre économie. Cela nous a permis d’avoir accès à une main-d’œuvre qualifiée lors de notre première phase de développement.

L’île Maurice, de par sa position géographique, constitue une zone tampon entre l’Asie et l’Afrique. Que faire pour lui permettre de jouer pleinement ce rôle de hub économique entre ces deux continents ?
À travers l’histoire, l’île Maurice a été décrite comme étant l’étoile et la clé de l’océan Indien. Nous sommes très bien placés pour agir comme une sorte de pont entre l’Asie et l’Afrique et nous comptons bien utiliser ce positionnement stratégique pour notre développement économique. Les pays asiatiques seront encouragés à utiliser notre plateforme pour pénétrer l’Afrique. De notre côté, nous œuvrons pour le renforcement de nos institutions pour nous mettre à la disposition des pays et institutions.

La construction de villes intelligentes figure parmi les objectifs majeurs de l’État mauricien à travers le projet «Smart Mauritius» qui prévoit la construction de cinq technopoles en collaboration avec Singapour. De quoi s’agit-il concrètement? Où en êtes-vous par rapport à ce projet?Maurice, tout comme l’Afrique en général, s’urbanise. D’ici 2050, plus de 50% de la population africaine résidera en ville. Dans le sillage de la globalisation, du changement climatique, entre autres, il faut commencer à réfléchir différemment sur les stratégies à mettre en œuvre pour affronter ce défi, pour nourrir cette population, pour mieux gérer les déchets, de l’eau, de l’énergie, etc. Ces «Smart Cities» seront des lieux où toute la dimension du développement durable sera prise en compte. Il va sans dire qu’une discipline de fer est aussi nécessaire dans la gestion de ces villes intelligentes, surtout dans un contexte marqué par une démographie galopante.

La société mauricienne est cosmopolite. On y retrouve notamment des ressortissants indiens, pakistanais, et chinois. En quoi ce métissage représente-t-il un atout de taille pour l’Île ? Que faites-vous pour maintenir cette coexistence harmonieuse?Nous sommes un pays qui a un peuplement béni ; Maurice est un carrefour des civilisations de par sa population venue de différentes contrées. Je vois dans cette diversité une vraie force. On a pu au fil des années développer notre diplomatie économique à travers cette diversité. Maintenir la cohésion sociale entre les différents groupes sociaux est très important. Pour ce faire, nous privilégions le dialogue inter-religieux et inter-culturel pour puiser dans cette différence afin de nous ressourcer et d’avancer ensemble.

Votre pays est membre du COMESA, de la SADC, de l’OIF, du Commonwealth et de l’Union africaine. Votre compatriote Jean-Claude de l’Estrac, ancien candidat malheureux à la présidence de l’OIF est, depuis juillet 2012, le secrétaire exécutif de la Commission de l’océan Indien (CIO). Cette diplomatie économique est-elle un outil de promotion de votre modèle économique au plan régional et international ? Comment se déploie-t-elle?
Notre diplomatie économique se fait sur plusieurs fronts : à travers notre diaspora (indienne, chinoise, européenne…), à travers notre vision et stratégie de développement, et la volonté de diversifier au maximum notre économie.

Propos recueillis par Elimane Sembène