Jean-Michel Severino est quelqu’un qu’on ne présente plus sur le continent. Il dirige, depuis 2011, le fonds d’impact Investisseurs & Partenaires (I&P), qui figure aujourd’hui parmi les plus grands fonds d’impact présents sur le continent. Il accompagne pas moins de 80 entreprises, dont notamment des PME, dans plusieurs secteurs. Dans ce grand entretien, il nous explique le business model d’I&P, les critères de choix des entreprises partenaires, l’écosystème entrepreneurial, ainsi que les contraintes liées à l’investissement en Afrique.

En 2010, vous aviez publié l’ouvrage « Le Temps de l’Afrique », aux éditions Odile Jacob. Un an plus tard, vous prenez les rênes d’Investisseurs & Partenaires (I&P), un fonds d’investissement dédié à l’Afrique subsaharienne. Qu’est-ce qui explique cet optimisme constant à l’égard de l’Afrique ?

Je ne sais pas s’il faut parler d’optimisme ou de pessimisme quand on parle de l’Afrique. Pour ma part, je me contente d’essayer d’en décrire les évolutions profondes. Les perceptions de l’Afrique demeurent sommaires, figées dans le temps (un continent vide, rural, pauvre) et marquées par les rapports médiatiques qui relatent surtout les crises de sécurité, les problèmes politiques et les tragédies alimentaires. Il est important dans ces conditions de présenter aussi une Afrique en plein processus de peuplement et dans une dynamique de croissance économique qui n’a plus rien à voir avec les années de l’ajustement structurel. La révolution entrepreneuriale et l’émergence de la classe moyenne font autant partie de la réalité africaine que la crise sahélienne. Investir dans ce continent auprès de ses entrepreneurs, comme nous le faisons avec mes collègues de I&P, c’est donc à la fois apporter une des contributions les plus essentielles que l’on puisse fournir à la croissance inclusive et à la création d’emplois dans ce continent, mais aussi un acte de raison économique et financière.

En 2011, vous rejoignez I&P après dix ans à la tête de l’Agence française de développement (AFD). Quelle est la différence entre le grand commis d’État et le Top manager d’un organisme de private equity ?

L’AFD comme la Banque mondiale sont avant tout de grandes institutions, focalisées par ailleurs, surtout en ce qui concerne la seconde, sur les politiques de développement. L’envergure des sujets que l’on y traite est très vaste, les processus de décision souvent longs et politisés, le rapport avec le réel lointain. À I&P, il s’agit de participer à une équipe centrée sur des transactions, très évolutive, très rapide, et dont la réponse aux situations complexes qu’elle affronte est plus guidée par des valeurs que des stratégies. La sanction est toujours très rapide et proche, qu’elle soit positive ou négative, et le réel omniprésent. I&P est une magnifique équipe animée par de fortes valeurs et soudée par des relations humaines intenses. Malgré, bien sûr, également de fortes valeurs et un très grand engagement qui y règnent, l’AFD est une institution publique dont les mécanismes de redevabilité y façonnent les processus de fonctionnement.

Dix-sept ans après son lancement, I&P figure aujourd’hui parmi les plus grands fonds d’impact présents sur le continent. Concrètement, quel est votre business model ?

Le modèle de I&P est simple. Nous gérons les placements d’institutionnels ou d’investisseurs privés dans nos fonds ou nos sociétés financières et nous touchons des commissions de gestion qui permettent de rémunérer les équipes. Les fonds eux-mêmes sont essentiellement des véhicules financiers d’investissement en fonds propres : nous prenons des participations dans des PME et des startups dans les pays et les activités qui correspondent à nos valeurs et nos objectifs d’impact, et nous revendons ces participations quelques années plus tard en espérant faire des plus-values permises par l’activité de notre partenaire et le soutien que nous lui avons apporté.

Vous avez lancé à ce jour quatre fonds d’impact (IPDEV1, IPAE, IPDEV2 et IPAE2). Peut-on connaitre les critères de choix des PME dans lesquelles vous investissez ? Comment se déroule le processus de sélection ?

Quel que soit le fonds ou la société d’investissement que nous gérons, nous recherchons des entrepreneurs qui ont un projet de forte croissance, qu’il s’agisse de créer une entreprise ou de la développer. Nous cherchons des partenaires qui s’engagent dans une voie exclusivement formelle. Nous sélectionnons des entrepreneurs qui souhaitent apporter une contribution positive à la société, que ce soit en raison de l’activité de leur entreprise ou de la manière avec laquelle ils la gèrent : nous souhaitons obtenir avec eux des résultats de développement public, en raison des emplois décents créés, de l’amélioration concrète de conditions de vie et des impacts favorables sur les clients, les fournisseurs, le personnel de l’entreprise. Le modèle financier et le projet environnemental, social et de gouvernance doivent aller de pair. Le processus de rencontre est très varié et informel. Mais dès lors que nous nous sommes mis d’accord avec notre partenaire pour étudier de près l’investissement, nous rentrons dans un processus très structuré de due-diligence, au travers duquel nous disséquons le projet dans toutes ses dimensions, puis nous négocions les conditions financières de notre entrée. Tout ceci est soumis, à plusieurs reprises en général, à un comité d’investissement composé de personnalités externes très expérimentées.

IPDEV2, lancé en 2015, prévoit d’incuber dix fonds d’investissement dans dix pays africains en dix ans. Autrement dit, la stratégie «10-10-10». Où en êtes-vous actuellement ?

IPDEV 2 a déjà lancé cinq sociétés financières, au Niger, au Burkina, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et à Madagascar. Nous montons en ce moment deux nouveaux véhicules au Mali et en Ouganda. Notre programme se déroule donc comme prévu.

L’agrobusiness concentre une importante part dans vos investissements à travers le concept « from farm to fork ». Un secteur porteur ? Quels sont les autres secteurs prioritaires de vos différents véhicules financiers ?

L’agrobusiness est très important pour l’Afrique. Le potentiel de transformation agricole, surtout à destination du marché intérieur, est énorme. Il est crucial de le matérialiser pour nourrir l’Afrique et créer les emplois que la croissance démographique exige. Les unités d’agrobusiness ont la particularité de pouvoir structurer des filières agricoles en amont et parfois aussi en aval (comme dans les filières de production de nourriture pour le bétail). C’est donc un secteur essentiel. Mais nous nous intéressons de manière très éclectique à tous les domaines où le continent peut faire valoir un avantage comparatif, et ces domaines ne sont pas tous les mêmes suivant les pays. À l’échelle de tout notre portefeuille, nous avons de nombreuses participations dans la santé, l’éducation, la microfinance, mais aussi dans le secteur manufacturier ou le tourisme. Dernièrement, le secteur des nouvelles technologies a fait une apparition importante dans notre portefeuille.

Si vous devez citer des success-stories, ce seraient lesquelles ?

Sur plus d’une centaine de participations, nous avons de nombreuses success-stories. Je citerai donc tout simplement la dernière. Nous venons de céder nos participations minoritaires dans Conergies, une magnifique entreprise ivoiro-malienne de génie du froid, au terme d’une croissance spectaculaire depuis notre investissement, à une filiale d’EDF (ndlr Électricité de France), Dalkia, afin de créer un nouveau partenariat industriel très prometteur entre cette entreprise et les propriétaires maliens de Conergies, la famille Sanankoua, qui continue à la diriger. Et j’aime citer l’entreprise qui appartient toujours à notre président du club des entrepreneurs I&P, dont nous avons cédé nos parts à Engie et au fonds d’investissement de Monaco il y a trois ans, CDS. Sidi Khalifou, son créateur et toujours dirigeant, a relevé le défi de créer sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal une entreprise florissante d’accès à l’eau et à l’énergie, au bénéfice de populations rurales. Ce sont des entreprises qui symbolisent notre projet : permettre à des entrepreneurs brillants d’émerger et changer le monde autour d’eux, tout en rencontrant un vrai succès financier.

L’Afrique subsaharienne, en particulier l’Afrique de l’Ouest, semble être votre zone de prédilection. Un choix stratégique ? Quid des pays anglophones, en particulier ceux de l’Afrique de l’Est comme le Rwanda et l’Éthiopie, véritables pôles de croissance ?

L’Afrique de l’Ouest est notre berceau, en raison des choix faits par notre regretté fondateur, Patrice Hoppenot, au début des années 2000. Mais notre projet est continental et nous nous déployons progressivement dans les pays anglophones et de l’Afrique orientale. Nous le faisons avec méthode et progressivité, car nous pratiquons un métier risqué et voulons bien connaitre notre environnement, mais nous avançons régulièrement vers cette empreinte continentale.

Investir en Afrique n’est pas chose aisée. Quelles sont les principales contraintes ?

Les contraintes de l’investissement en Afrique sont d’abord physiques (manque d’infrastructures, défaillances et irrégularité de l’énergie…). Les chaînes de valeur sont souvent lacunaires et les relations fournisseurs parfois difficiles. L’instabilité des économies du fait du climat ou de la politique crée des conditions parfois imprévisibles. La faiblesse du système financier est un vrai problème et crée d’importantes difficultés pour l’accès à la dette. À cela s’ajoute la lourdeur et les problèmes de compétence des administrations publiques dans de nombreux pays. Le fléau des arriérés intérieurs des États rend instable tout le marché intérieur et détourne les banques du financement de l’économie réelle dans beaucoup de pays. Enfin, il y a aussi la corruption…

«Entreprenante Afrique », c’est le titre de votre ouvrage paru en 2016. Livre dans lequel vous vantez les mérites de l’entrepreneuriat en Afrique. Peut-on considérer aujourd’hui l’entrepreneuriat comme vecteur de la croissance des économies africaines ?

Oui. On assiste partout à une révolution entrepreneuriale. Elle est le fruit de la fin de l’ajustement structurel et du désendettement public, de l’amélioration des compétences humaines, de la transformation des politiques publiques, mais aussi de la création d’un vrai marché intérieur du fait de la croissance démographique et de l’urbanisation.

La diaspora africaine développe de plus en plus des projets destinés à leurs pays d’origine. Quelle place occupent ces expatriés dans votre portefeuille ?

À peu près un quart de nos investissements l’ont été avec des « retournants ». C’est pour nous un important phénomène sociologique qui ne cesse de s’accélérer. La diaspora, surtout d’âge moyen, rentre de plus en plus au pays avec des compétences techniques, des capitaux et des réseaux. Ce sont des ingrédients majeurs pour réussir dans la création ou la reprise d’entreprises. Le phénomène des entreprises technologiques accélère de plus cette tendance dans les dernières années.

Quels sont les traits de caractère et profils des entrepreneurs africains?

C’est une question bien difficile, et j’ai tendance à penser que les entrepreneurs africains ressemblent beaucoup aux entrepreneurs du monde entier. Mais je crois aussi que réussir dans la création d’entreprise en Afrique exige une résilience hors du commun et une immense capacité à savoir résoudre les innombrables problèmes concrets de chaque jour, incroyablement variés, sans jamais se laisser abattre. Je crois que l’entrepreneur africain est le plus résilient et le plus courageux du monde.

I&P a réalisé la première transaction de crédits carbone en Afrique de l’Ouest pour permettre aux clients du loueur Voltacars Rental Services (VRS) de compenser leurs émissions de CO2 au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Ghana. Est-ce une manière de démontrer qu’investissement et RSE font bon ménage ?

Oui. Nous croyons que la réussite financière et l’engagement social sont inséparables pour créer de la durabilité, qu’elle soit économique ou stratégique. La question du climat est centrale pour les entreprises africaines, qui sont plus que les autres les victimes actuelles et futures de son dérèglement. Mais les enjeux sociaux sont aussi cruciaux. Nous nous engageons ainsi beaucoup dans la santé au travail : faire baisser les taux d’accident du travail et permettre d’améliorer la santé des salariés est crucial pour des raisons humaines, mais aussi pour fidéliser le personnel et en améliorer la qualité. Et il faut englober les familles dans ce circuit, car aucun salarié ne peut accepter d’avoir accès à des soins qui seraient refusés à son conjoint et à ses enfants. Le fléau de la mortalité routière figure aussi parmi nos récents combats.

Quels sont les caractéristiques et l’avenir de l’investissement d’impact en Afrique ?

L’investissement d’impact croît très vite sur le continent, car il apporte des réponses concrètes aux besoins de la société, de la même manière qu’il apporte des voies alternatives utiles aux investisseurs publics comme aux philanthropes par rapport à l’aide au développement et à l’action caritative. Il permet aussi à des investisseurs privés de contribuer à une finance saine et éthique et de conjuguer attente de rendement et impact de développement. Sa croissance va donc continuer, et je pense qu’elle s’approfondira d’une part en direction des pays fragiles et d’autre part sur des sujets centraux comme l’éducation, la santé, le climat ou la condition féminine. J’espère aussi qu’il se densifiera en Afrique de l’Ouest, en retard dans ce domaine par rapport à l’Afrique orientale.

On assiste actuellement à ce qu’on pourrait qualifier de « startup mania ». Une véritable fièvre entrepreneuriale caractérisée par l’organisation de forums et hackathon un peu partout sur le continent. Ces startups pourraient-elles constituer un raccourci pour répondre aux besoins de développement de l’Afrique ?

Il y a un engouement actuel surtout pour les startups technologiques, et il est bien fondé. Nous assistons à l’émergence de très nombreux nouveaux projets qui vont profondément modifier l’économie africaine en apportant des innovations technologiques fondamentales dans les services essentiels (énergie, eau, déchets, santé, éducation…). Mais tout ceci ne doit pas nous faire oublier que nous avons aussi besoin d’entreprises de plomberie ou de fabricants de tables et chaises ou encore d’hôteliers : ces PME ou ces startups non technos sont indispensables au fonctionnement d’une économie africaine où il y a trop peu d’entreprises de la « vieille économie », qui peuvent du coup connaitre des croissances considérables et représenter une opportunité de transformation radicale de leur environnement. Donc, si nous accueillons avec enthousiasme les projets technos et en finançant de plus en plus, nous ne cédons pas à la « mania » et continuons à aimer, par exemple, l’agrobusiness.

Dans l’ouvrage « Quinze ans, quinze leçons d’Afrique », I&P énumère quelques pistes à l’intention des investisseurs séduits par le dynamisme africain. Quelles sont, selon vous, les cinq règles d’or pour réussir son investissement en Afrique ?

Je ne peux que recommander de lire « 15 ans, 15 leçons d’Afrique! » Mais sans en gâcher la teneur, voici quelques suggestions bien modestes : s’assurer que l’on a bien une “route vers son marché” concrète; être obsédé par le souci de trouver et conserver de bons fournisseurs; ne jamais tomber dans le piège du manque de trésorerie, et donc ne jamais sous-capitaliser son projet; ne jamais dépendre d’un client public qui en raison du problème des arriérés intérieurs pourra vous faire couler; toujours prévoir l’imprévisible…

En tant que grand économiste et expert international du développement, comment appréhendez-vous le développement d’un continent où plusieurs pays sont tributaires des matières premières dont les prix varient en fonction de la conjoncture internationale ?

Le piège des matières premières est le pire de tous. Nombre de gouvernements sont aveuglés par le mirage des ressources pétrolières et minières dont la rente est dans l’immense majorité des cas mal gérée, source de corruption majeure et de ruine de la compétitivité de l’économie. Les plus grandes réussites de l’histoire de l’économie sont toutes celles de pays sans ressources minières ou pétrolières majeures. Prenez le Japon, la Chine… Les pays pétroliers et miniers font face à de grandes difficultés dont il n’est pas évident qu’ils puissent s’en sortir de manière satisfaisante pour leurs peuples.

L’Union africaine a lancé le 21 mars 2018, à Kigali, le processus de mise en place de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). Est-ce une aubaine pour les PME africaines qui pourront écouler leurs produits sur un vaste marché tout en bénéficiant de conditions tarifaires avantageuses ?

Oui, bien sûr. Mais c’est forcément un projet à très long terme. Il ne doit pas conduire à ralentir les efforts d’intégration sous-régionale, comme l’Uemoa ou la Cedeao, qui auront des conséquences immédiates encore plus concrètes pour les PME.

Vous avez été vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie de l’Est avant de rejoindre l’AFD en 2001. Existerait-il des similitudes dans les trajectoires de développement entre des dragons asiatiques comme Singapour et Malaisie et certains pays africains ?

Les trajectoires asiatiques et africaines sont, en général, très différentes. L’essor asiatique s’est déroulé dans un contexte de transition démographique très rapide et avec une orientation export cohérente avec l’état du monde économique de la seconde moitié du XXème siècle. Notre siècle n’offre pas les mêmes opportunités, la robotisation et les limites de la globalisation rendent difficile la répétition de cette stratégie pour l’Afrique. Mais l’Afrique a l’avantage d’un marché intérieur en très forte croissance et d’un processus de peuplement sans équivalent dans l’histoire. Ceci dit, il n’est pas impossible pour certains pays de s’inscrire dans des chaînes de valeur mondiales, surtout chinoises, et de connaitre un développement accéléré sur ces bases. Il sera intéressant de suivre l’Éthiopie ou peut-être Madagascar dans le futur sur ce point.

Quelles seraient, selon vous, les trois mesures de financement ou d’accompagnement à mettre en œuvre pour faire émerger et grandir les écosystèmes et surmonter les goulots d’étranglement sur le continent ?

Je crois qu’il faut investir massivement dans la formation professionnalisante des Africains pour permettre aux jeunes d’accéder à un métier et au marché du travail, d’une part, et aux entreprises de pouvoir recruter des collaborateurs qualifiés, à tous les niveaux, d’autre part. Je crois aussi qu’il faudrait investir massivement dans la génération des entrepreneurs africains, au travers des incubateurs, des accélérateurs, mais aussi de tous les dispositifs d’accès au financement et à la compétence pour les PME et les startups. En plus, rien de ceci ne portera ses fruits sans une accélération massive de l’investissement dans les infrastructures et dans le système financier. Il faut aux gouvernements comme aux institutions internationales beaucoup de concentration et de persévérance et de ne pas se laisser aveugler par les modes et les fantaisies.

Propos recueillis par Elimane Sembène