«L’Afrique doit avoir son propre modèle de développement»
Alioune Sall, Président de l’Institut des futurs Africains et expert de la prospective
Dans cet entretien accordé à African Business Journal en marge du Forum de Saint-Louis 2018, édition Essaouira, Alioune Sall, Directeur de l’Institut des futurs Africains, think tank panafricain fondé en 2003 à Pretoria, analyse les modèles économiques actuellement en vigueur sur le continent, l’investissement de la diaspora africaine, l’impact de la science dans la croissance des économies africaines…
Propos recueillis par Elimane Sembène
ABJ : En dépit de nombreux programmes économiques actuellement en vigueur, l’Afrique peine à décoller véritablement. Quel modèle économique faudrait-il privilégier pour changer la donne ?
Alioune Sall : Le modèle économique existe déjà, celui d’une compétitivité accrue, qui passe par une productivité accrue, et qui n’est possible que si on s’écarte du modèle actuel qui consiste à exporter les produits à l’état brut pour assurer la transformation structurelle, à travers une industrialisation qui permet de capter la plus-value exportée et qui profite aux pays étrangers. Il faut donc privilégier une meilleure insertion dans l’économie mondiale et une montée en gamme dans la chaine de valeur. Toutefois, ce modèle économique ne saurait être synonyme de développement si l’on n’intègre pas les dimensions socio-économiques, environnementales et technologiques pour atteindre cet objectif. Malheureusement, ces dimensions sont souvent occultées. Une croissance économique forte et soutenue sur le long terme, mais qui se traduit par des disparités accrues, fragilisera le corps social. Là où le capital social est fragilisé, le développement économique ne pourrait être inclusif. Nous sommes dans des environnements où une grande partie de la population vit encore de l’exploitation de la biomasse. D’où la nécessité de prendre en compte l’environnement dans les choix stratégiques. En ayant à l’esprit que nous ne sommes pas propriétaires de cette terre, nous l’empruntons aux futures générations. Il faut qu’on ait une certaine éthique du futur.
La plupart des « plans émergents » qui sont en train d’être mis en œuvre ont été proposés par des cabinets étrangers qui, la plupart du temps, s’inspirent des modèles occidentaux. Ne devrait-on pas tracer notre propre trajectoire en nous focalisant sur nos atouts?
Le développement doit d’abord être un chemin que l’on trouve soi-même, il ne faudrait pas imiter les modèles existants ailleurs. «On ne dort pas sur la natte des autres. Quand on dort sur la natte des autres, on est condamné à ne pas bien y dormir», comme disait Joseph Ki Zerbo. Les pays qui se sont développés ont suivi des trajectoires qu’ils ont maitrisées en mettant en place leurs propres modèles. L’Afrique doit avoir son propre modèle de développement, sachant que ce modèle ne saurait être unique de par la diversité des traditions et des historicités de chaque pays. Il appartient donc à chaque ensemble de pays de choisir le modèle le plus approprié en tenant compte de ces paramètres et les ressources disponibles sur son terroir.
Vous aviez théorisé quatre célèbres scenarii qui pourraient permettre aux pays africains d’émerger à l’horizon 2025 : «Les lions pris au piège», «Les lions faméliques », «Les lions sortent de leur tanière» et «Les Lions marquent leur territoire». Quel scénario vous semble le plus plausible à six ans de l’échéance ?
Malheureusement le scénario qui semble prévaloir c’est celui que nous avons appelé «Les Lions pris au piège». Dans de nombreux pays africains, il y a une volonté manifeste de transformation structurelle de l’économie et des sociétés, mais les blocages demeurent. L’émergence attendue n’est pas encore au rendez-vous pour des raisons liées à la faiblesse du capital humain et du capital social, mais aussi aux avancées institutionnelles qui restent toujours problématiques. Il faut mettre l’accent sur ces trois grands facteurs pour que le scénario « Les lions sortent de la tanière » devienne réalité.
Les diasporas africaines envoient chaque année d’importantes sommes d’argent dans leurs pays respectifs. Une bonne partie de ces sommes est destinée à la consommation ou à l’épargne. Ne faudrait-il pas encourager l’investissement de ces expatriés à travers les «diaspora bonds» comme le font des pays comme l’Éthiopie et le Nigéria?
C’est tout à fait souhaitable, mais il faudrait au préalable mettre en place un environnement institutionnel incitatif et favorable. Ce qui n’est pas actuellement le cas dans beaucoup de pays du continent. C’est un nouveau chantier qu’il faut explorer parce que jusqu’ici, ces pays vivent sur le binôme endettement pour sortir du sous-développement. Ils doivent trouver des financements alternatifs qui leur permettront de mobiliser des ressources domestiques dont celles de la diaspora. Il faut créer les conditions pour leur permettre de devenir des investisseurs dans leurs propres pays pour que leurs revenus ne soient pas uniquement destinés à la consommation
Frantz Fanon théorisait les « Damnés de la terre ». Aujourd’hui, on assiste à la mésaventure des « damnés de la mer ». Ces nombreux jeunes Africains qui meurent en tentant de rejoindre l’Europe. Quel devrait être le rôle des États africains pour endiguer ce phénomène ?
Il n’était pas très difficile d’imaginer que la migration serait une composante essentielle de la problématique du développement parce que les migrations ont toujours existé, en Afrique et dans d’autres continents. En Afrique, la migration est contemporaine, elle a commencé à la fin de la Deuxième Guerre mondiale lorsque la France a sollicité la main-d’œuvre africaine pour développer son industrie automobile après les conséquences de la guerre
Il est important aussi de préciser que la migration, contrairement aux idées reçues, est plus importante au sein du continent qu’en dehors. Il ne faut pas donc se focaliser uniquement sur les migrations vers l’Europe, il faut réfléchir sur ces déplacements internes pour essayer d’analyser leurs impacts sur les pays africains.
L’intelligence artificielle et l’Internet des Objets (IoT) figurent parmi les innovations du futur. De grandes économies l’ont compris et y consacrent d’importants investissements. Quelles sont les stratégies à mettre en place pour ne pas rater cette nouvelle révolution scientifique?
La solution passera par un investissement significatif dans l’éducation, la science et la technique. Malheureusement, de nombreux pays n’empruntent pas cette direction. Aucun pays africain n’investit plus de 1% de son budget dans la recherche scientifique, préférant miser sur l’investissement extérieur dans ce domaine. Cette dépendance ne nous permet pas de tirer profit de ces économies du savoir, celles d’aujourd’hui et de demain. Les pays africains doivent redoubler d’efforts pour relever ce défi
De jeunes intellectuels sénégalais ont publié un ouvrage collectif avec un titre interpellatif «Politisez-vous» pour inviter les jeunes à s’impliquer davantage dans la politique. Quel est votre regard sur l’engagement des jeunes dans la sphère politique ?
La jeunesse africaine est déjà impliquée dans la politique, si par politique on entend une réflexion sur les choix collectifs et les modes d’organisation destinés à permettre à des groupes de satisfaire leurs besoins, aussi bien matériels, spirituels, etc. Les jeunes sont actifs et engagés, même s’ils ont des formes d’expression et de mobilisation incomprises par les aînés.
Le continent est jeune, néanmoins, nous sommes des sociétés gérontocrates et les jeunesses sont considérées comme des cadets. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que la jeunesse africaine n’est pas engagée, elle a été plutôt éloignée de la politique.
Il y a une jeunesse qui ne veut pas sacrifier des raisons de vivre sur l’autel des moyens de vivre, l’être sur l’autel de l’avoir… Nous n’avions que des tracs, mais les jeunes d’aujourd’hui, dans la banlieue de Dakar, ont leur propre langage. C’est une jeunesse qui a des formes d’action originales que nous n’avions pas. Sa force, c’est qu’elle est décomplexée. Elle n’est pas non plus dans l’attitude victimaire et est capable d’aller à la conquête du monde. C’est à nous (ancienne génération) de nous mettre au diapason de ce nouveau mode d’expression politique, de les accompagner et de renouveler notre rapport au politique.
Peut-on connaitre l’état actuel de la prospective en Afrique?
La prospective se porte plutôt bien sous certains rapports. Quasiment tous les pays du continent ont entrepris des réflexions prospectives. Mais le futur n’est pas seulement un horizon à explorer, c’est un terrain à construire. Malheureusement, on constate des lacunes à ce niveau, parce que l’utilisation des réflexions prospectives comme base de la planification du développement laisse encore à désirer. L’opérationnalisation des visions nationales n’est pas aussi poussée, il existe une espèce de décalage entre l’exploration et la mise en œuvre des visions qui en découlent.