Ancien Directeur général de l’Unesco de 1974 à 1987 et parrain du RIFA (Réseau international francophone des aînés), le Pr Ahmadou Mahtar MBow est un universitaire et homme politique sénégalais. À la veille de son centenaire qui sera fêté le 20 mars 2021, ses combats et son discours, d’une actualité prégnante, nous interpellent.
Daouda MBaye, Journaliste
« N’oublie pas ce que tu es, ni ce que tu dois être », lui disait feu son père. Ahmadou Mahtar MBow en fera son viatique. Né à Dakar et ayant grandi à Louga dans le nord-ouest du Sénégal, l’ancien combattant, mécanicien-électricien de l’armée de l’Air, durant la Seconde Guerre mondiale, universitaire, enseignant et historien qui fut plusieurs fois ministre dans son pays le Sénégal, a été Directeur général de l’Unesco pendant 13 ans, de 1974 à 1987, mais aussi précurseur de la Charte de bonne gouvernance démocratique pour avoir présidé en 2008 les Assises nationales du Sénégal qui ont initié la CNRI (Commission nationale de réforme des institutions).
Comme l’histoire semble se répéter, il y a 11 ans, il disait : « Les Sénégalais vivent une crise. Une crise éthique, mais ils ne sont pas les seuls. Ils vivent également une crise morale et le besoin d’enrichissement individuel prend parfois le dessus sur la volonté de mener une politique nationale de solidarité, une politique de cohésion entre les populations ».
Il était et reste avant-gardiste. Justement, le patriarche qualifia alors son Sénégal natal de pays extraordinaire, en dépit de toutes les menaces et de toutes les difficultés. Il confia : « Il y a beaucoup de mes compatriotes qui continuent à penser que des progrès sont possibles dans l’intérêt de tous les Sénégalais ».
« J’espère que le Sénégal s’orientera vers les transformations institutionnelles, économiques et sociales, telles que préconisées dans la Charte de gouvernance démocratique adoptée par les Assises nationales, et que les participants et les citoyens s’engagent à appliquer respectivement quand ils accèderont à des responsabilités politiques, économiques et sociales, et dans leur vie de citoyen… »
Plein d’espoirs pour son pays, il ajouta : « J’espère que le Sénégal s’orientera vers les transformations institutionnelles, économiques et sociales, telles que préconisées dans la Charte de gouvernance démocratique adoptée par les Assises nationales, et que les participants et les citoyens s’engagent à appliquer respectivement quand ils accèderont à des responsabilités politiques, économiques et sociales, et dans leur vie de citoyen. Le Sénégal est un pays avec des diversités très grandes, ethniques, religieuses, et doit faire en sorte qu’elles ne conduisent à de la zizanie ou des oppositions, mais qu’elles servent d’éléments d’enrichissement de l’ensemble de la nation. Pour ce faire, le respect des uns et des autres reste primordial ».
« L’État ne doit définir de politique, dans quelque domaine que ce soit, qu’en consultation et concertation avec les parties prenantes. L’ère du messie est terminée ! »
Pour célébrer le Centenaire de ce digne fils de l’Afrique qui tint tête aux Américains obnubilés de vider de sa substance l’Unesco, différentes activités ont été programmées, notamment un hommage dans le cadre du Mois de l’Histoire de l’Afrique et de ses diasporas, sur la thématique générale « Se reconnecter aux valeurs ancestrales », le 28 février dernier par Africa Mondo, mais aussi, pendant un an du 20 mars 2021 au 20 mars 2022. Déjà la finale de cet hommage en version 2.0, orchestrée par Ndèye Marie Fall, ancienne fonctionnaire internationale à l’Unesco, Présidente du Sommet international des aînés africains et des diasporas et du RIFA Sénégal, a donné un avant-goût de ce que sera ce centenaire…
À la tête de plusieurs combats
Engagé très tôt, il a présidé de 1949 à 1951 l’Association des étudiants africains, dont le siège se trouvait à Paris, et a été un des initiateurs de la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France), qui fut créée après son départ de la France. De retour au Sénégal avec son épouse haïtienne, ils sont les premiers enseignants africains du secondaire dans la colonie et sont affectés en Mauritanie, à Rosso, en 1951 où ils vont contribuer à conscientiser leurs élèves sur les futures responsabilités qu’ils exerceraient dans leur pays désormais indépendant. C’est à Ahmadou Mahtar MBow que fut confié le Service de l’éducation de base, programme initié par l’Unesco, qui permit la création d’écoles et de centres de santé, avec le concours des populations dans de nombreux villages reculés du Sénégal, dans les années 50. Il a été, de longue date, à la tête de plusieurs combats. Plus près de nous, le 7 juin 1978, il a fait un plaidoyer sur le trafic illicite et la restitution des biens culturels. Alors, Directeur général de l’Unesco, son appel résonne encore dans les oreilles des moins jeunes pour la restitution à l’Afrique d’un patrimoine culturel irremplaçable. Il a été d’ailleurs cité dans le rapport Sarr-Savoy de 2018, commandité par le président Macron à la suite de son discours de Ouagadougou. « Le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l’œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres, gravures ou orfèvres – de tous les créateurs de formes qui ont su lui donner une expression tangible dans sa beauté multiple et son unicité. Or, de cet héritage où s’inscrit leur identité immémoriale, bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de l’histoire, une part inestimable… Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs-d’œuvre irremplaçables : ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre les autres ». Avec les restitutions en cours aujourd’hui, l’histoire lui donne raison.
« Le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l’œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres, gravures ou orfèvres… »
Mais peut-on parler de cet éminent professeur et omettre sa défense pour un nouvel ordre économique et nouvel ordre de l’information (NOMIC) ? Mieux, il défendait la décolonisation de l’information. Aujourd’hui, l’ex-DG et ancien conseiller et ami de SM le roi Hassan II du Maroc trouve qu’il y a des avancées, parce que l’Afrique est aujourd’hui présente dans le milieu médiatique international, contrairement à la situation des années 70. À ce moment-là, l’idée d’un nouvel ordre mondial de de l’information et de la communication partait du constat que la communication et l’information dans le monde étaient dominées par 5 agences toutes situées en Europe.
Un patriarche imprégné de modernité
Les informations sur l’Afrique étaient reçues à travers ces agences de presse. Une information envoyée de l’extérieur par des agences qui avaient une vision du monde pas forcément similaire à celle des Africains, qui défendaient les intérêts des parties auxquelles elles appartenaient. En gros, une information biaisée. Le patriarche fit le constat d’une information qui circulait surtout dans le sens Nord-Sud, avec un Sud qui n’apparaissait qu’à travers des clichés, des présupposés famines, misères… On ne montrait presque jamais ce qui est positif dans ces pays du Sud qui étaient sans voix. Ce nouvel ordre de la communication et de l’information devrait leur permettre de s’exprimer sur le plan international.
Aujourd’hui, avec les TIC, le numérique et le digital, le continent se fait entendre un peu partout à travers la planète, via ses contenus propres. Mais le Pr Ahmadou Mahtar MBow trouve que l’Afrique n’a toujours pas la masse critique nécessaire dans les pays en voie de développement pour occuper une place dans le milieu médiatique international. Il y a des balbutiements, des efforts sont faits, mais le continent ne joue pas encore un rôle sur le plan international.
Indépendance… mal partie
Revenant sur les premières heures de l’indépendance du Sénégal, il nous apprend avoir vécu d’abord l’indépendance de son pays avec beaucoup de bonheur, puis avec beaucoup de réserve.
Avec beaucoup de bonheur, parce qu’il fait partie de la génération qui a lutté depuis la fin des années 40 pour cette indépendance et celle de l’Afrique. Une génération d’étudiants africains à Paris, dont certains, comme lui-même, avaient participé à la Seconde Guerre mondiale. À la fin de cette guerre, ces jeunes intellectuels et combattants africains avaient estimé que le fait d’avoir participé à la libération de la France leur donnait aussi le droit de participer à leur propre liberté qui passait par l’indépendance.
Mais le Pr, dont des instituts de formation et universités portent le nom, l’a aussi vécue de façon assez dubitative dans la mesure où l’indépendance acquise n’était pas sans doute celle à laquelle ils rêvaient. Leur rêve tirait vers une indépendance qui aurait permis à leur pays de s’attaquer de façon déterminée à la solution des problèmes socio-économiques auxquels ils étaient confrontés.
Faisant son mea culpa, le patriarche a soutenu : « Nous avions alors manqué d’audace, parce que nous avons continué à gérer nos pays comme du temps du système colonial. On a eu comme l’impression que la plupart des nouvelles autorités n’ont cherché qu’à perpétuer le système d’antan, sans chercher à le changer profondément. En tout cas, sous Léopold Sédar Senghor, les ruptures n’ont pas été faites. J’ai d’abord été opposé à lui au moment de l’indépendance. Ensuite, mon parti, le PRA Sénégal, a été d’accord avec lui en 1966. J’ai alors rejoint le gouvernement. Mais dans le cadre de ce gouvernement, j’ai eu l’expérience de l’impossibilité de changer dans un domaine précis, dont j’étais responsable. Les rapports qui existaient auparavant, notamment de sujétion avec l’ancienne puissance coloniale, puisque le Recteur de l’Université de Dakar qui dirigeait l’enseignement supérieur du Sénégal était nommé par la France. Sur l’Université de Dakar, mon opinion était divergente de celle du président de la république. La crise de 1968 ne tarda pas à le montrer ».
« Nous avions alors manqué d’audace, parce que nous avons continué à gérer nos pays comme du temps du système colonial. On a eu comme l’impression que la plupart des nouvelles autorités n’ont cherché qu’à perpétuer le système d’antan, sans chercher à le changer profondément… »
Au chapitre des regrets, Pr Ahmadou Mahtar MBow a déploré que, même s’ils n’étaient pas ensemble politiquement, les réformes entamées par le Président du Conseil, Mamadou Dia, de 1960 à 1962, n’aient pas abouti. Il trouve qu’à l’époque, ces réformes auraient permis de changer la donne en matière économique. Malheureusement, elles ont été stoppées et anéanties suite aux événements politiques de 1962 et qui ont conduit à l’élimination de son auteur… Mamadou Dia aurait voulu remettre en cause l’économie de traite, il n’a pas pu le faire… on connait la suite.
Après des décennies d’indépendance, parmi les motifs de fierté de ce professeur qui a sillonné le Sénégal, au lendemain des indépendances, en tant qu’Africain, il trouve que lui et ses pairs ont pu changer complètement la donne par rapport à la situation de la période coloniale. « J’ai vécu et grandi dans la condition coloniale… à la décolonisation, j’avais un peu moins de 40 ans. Donc, j’ai connu la situation avant la guerre de 1939-45, le travail forcé, les famines, le déni de justice avec le système de l’Indigénat pendant lequel n’importe quel sujet pouvait être arrêté, mis en prison pendant 15 jours sans aucun jugement. On pouvait renouveler sa détention de façon permanente. Le commandant de cercle avait ce pouvoir », nous rappelle-t-il pour nous permettre de mesurer les changements.
L’Histoire comme socle
Aussi, revient-il sur le fait de vivre dans un pays et être formé dans une école où on enseigne à l’élève à mépriser ses propres cultures, soutenant qu’elles n’existaient pas… qu’elles devraient être assimilées à celles du colonisateur. Un pays sans histoire, dont l’histoire commençait avec la colonisation… En somme, on leur apprenait la négation d’eux-mêmes à l’école française, à l’époque.
Aujourd’hui, il y a des changements, concède-t-il, mais la qualité de l’enseignement n’est pas ce qu’elle devrait être.
Quant aux accords signés avec la France, le Pr MBow, fierté de tout un continent et au-delà, nous apprend que la plupart des accords, conclus avec la France au moment des indépendances, ont été des accords secrets. « On ne les connaissait pas. Mais à mon avis, tous les accords ont abouti à la perpétuation de la situation d’antan. Les accords n’ont pas été conclus pour changer les rapports qui existaient pendant la période coloniale. Ces accords ont été façonnés de telle sorte que la situation reste analogue à celle d’avant l’indépendance, d’où l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés de nous armer de volonté et d’imaginer les voies et moyens de changements et de nous donner les moyens d’assurer le changement », se souvient-il. Une façon de nous titiller, afin de repartir sur un bon pied à l’aube d’une 4ème révolution industrielle qui peut réconcilier le continent noir avec ses scientifiques précurseurs de la vallée du Nil, de Méroé…