Mouhamadou Makhtar Cisse est à la tête de la Société nationale d’électricité du Sénégal (SENELEC) depuis juillet 2015. Sa mission était de redresser cette grande entreprise publique fortement dénigrée par les consommateurs sénégalais à cause des coupures intempestives d’électricité. Deux ans après, les choses s’améliorent. Dans ce grand entretien, il nous dévoile les grands axes de son programme stratégique pour relancer ce fleuron national, la fourniture de l’électricité à d’autres pays de la sous-région comme la Gambie et le Mali, ainsi que le mix énergétique prévu dans la production de l’électricité.
«Nous voulons faire de la SENELEC une entreprise performante»
En juillet 2015, vous êtes nommé à la tête de la SENELEC dénigrée par les consommateurs sénégalais à cause des coupures intempestives d’électricité. Pourquoi avez-vous accepté ce challenge à ce moment crucial?
J’ai accepté ce poste, car pour moi, être directeur général de la SENELEC est un pari à relever et une occasion formidable de servir mon pays comme je l’avais fait auparavant.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui ont longtemps gangréné le fonctionnement de la SENELEC?
Les obstacles qui ont miné le fonctionnement de la SENELEC depuis l’an 2000 sont de plusieurs ordres. Les plus notables sont liés à l’organisation et à l’instabilité du management, la qualité des hommes, le retard dans les investissements et l’absence de stratégie globale.
S’agissant de l’organisation, compte tenu de la taille de l’entreprise et de ses multiples activités dans la gestion de l’exploitation et la réalisation des investissements, il s’est toujours posé la problématique de l’efficacité de la structure organisationnelle, l’engagement du personnel, la gestion du climat social et enfin le rôle véritable du directeur général et des cadres de l’entreprise. Figurez-vous aussi que SENELEC a changé plus de 17 fois de directeur général en l’espace de 40 ans !
Concernant la qualité des ressources humaines, nous avons trouvé un personnel vieillissant, des recrutements pas toujours bien adaptés et une insuffisance d’effectifs qualifiés dans les unités du cœur de métier de la société. C’est pourquoi nous avons procédé à beaucoup de recrutements d’ingénieurs et de techniciens.
Concernant le management des projets, la société ne réussissait pas à maîtriser les performances des projets surtout le volet délais alors que ses programmes d’investissement sont le gage de la qualité de service et de la satisfaction des clients. Les causes de ce retard provenaient d’une mauvaise allocation des ressources humaines, du manque de financements, d’insuffisance dans le suivi, la préparation et l’exécution des projets, mais aussi d’une lourdeur des procédures de passation des marchés.
Enfin le dernier obstacle et non des moindres est à trouver dans l’absence d’une stratégie globale de la société qui, en l’occurrence, ne disposait pas d’un projet d’entreprise partagé par les collaborateurs et articulé autour de la vision d’un directeur général.
Entre 2013 et 2017, on a constaté une importante baisse de ces délestages. Peut-on connaître les raisons de ce changement notoire?
Le délestage, en général, est dû à deux fléaux que sont le manque de production et la vétusté du réseau de distribution. Nous avons d’abord investi dans un domaine primordial et que l’on oublie souvent : les ressources humaines. Nous avons opté pour un système de management décentralisé pour libérer les énergies et disposer de plus de diligence dans les dossiers.
Nous avons trouvé des collaborateurs sur place qui ont passé ici plus de 30 ans et qui connaissent la société mieux que quiconque ; il a suffi de les responsabiliser davantage et de leur faire confiance pour tirer le maximum d’eux à travers la mise en place de projets adressant cette problématique. Nous concernant, nous nous sommes chargés d’impulser une nouvelle vision, de mettre en place des stratégies et de mener les négociations pour trouver les financements nécessaires.
C’est ainsi que les investissements massifs ont permis de disposer de capacités de production suffisantes jusqu’à dégager même une marge. Nous avons pu aussi entamer la fiabilisation du réseau électrique, ce qui a fait baisser les coupures dues à des pannes dans ce réseau.
Ces efforts nous ont permis d’améliorer sensiblement la qualité de service. En effet, SENELEC est ainsi passée de 118 heures de coupures du courant électrique de sa clientèle en 2013 à 55 heures en 2017 ; ce qui s’est traduit par la baisse de 40% de l’énergie non distribuée c’est-à-dire l’énergie dont notre clientèle domestique, professionnelle et industrielle est privée.
D’après des statistiques officielles, la SENELEC a réalisé des bénéfices entre 2014 et 2016, dont 30 milliards de FCFA de bénéfices en 2016. Quelles sont les stratégies mises en place pour relancer cette entreprise stratégique?
La Direction générale de SENELEC a mis en œuvre, depuis 2015, un certain nombre de mesures stratégiques lesquelles participent à la mise en œuvre des orientations du PSE (Plan Sénégal Emergent). Celles-ci portent notamment sur la réorganisation du Top management visant l’optimisation des structures dans leur fonctionnement pour une meilleure prise en charge des missions de l’entreprise ; la réforme de la gestion des ressources humaines pour replacer les hommes au cœur de la stratégie globale avec un personnel plus motivé et compétent ; le renforcement de la démarche QSE et son extension à d’autres domaines d’activités, après l’obtention du certificat ISO 9001 V 2015 du Département des Grands Comptes de la Direction commerciale et l’engagement de la satisfaction clientèle en termes de continuité et de qualité de service.
Ces mesures concernent aussi la mise en place du Plan stratégique «Yeesal SENELEC 2020» ; la rédaction et la mise en place du Manuel de procédures de SENELEC adossé à la totalité des processus de pilotage, métier et support en vigueur ; la poursuite des projets et programmes d’investissements prioritaires pour la mise à niveau de l’infrastructure industrielle de la société [Plan d’actions prioritaires (PAP), Projet d’appui au secteur de l’énergie (PASE)…], ainsi que la correcte mise en œuvre du Contrat pluriannuel de performance 2017-2019 mis en place entre l’État du Sénégal et la SENELEC.
Concrètement, quel est le montant des investissements consentis par l’État et les bailleurs de fonds?
Actuellement, SENELEC est en train de conduire un important programme d’investissement de rattrapage et de développement sur 3 ans (2017, 2018 et 2019) pour un montant global de 691 milliards de FCFA dont une contribution de l’État est attendue pour 149 milliards de FCFA. SENELEC, elle-même, se doit de contribuer sur fonds propres pour un montant de 32 milliards de FCFA. Le complément des financements est à rechercher auprès des partenaires techniques et financiers pour un montant de 510 milliards de FCFA. Sur ce point, je dois dire que des négociations importantes très avancées portant sur environ 300 millions d’euros sont en cours de finalisation pour améliorer notre réseau de transport et de distribution afin d’assurer la transmission de l’énergie produite dans de bonnes conditions. Il faut aussi noter que SENELEC a su regagner la confiance de l’État et des bailleurs de fonds grâce à une politique ambitieuse basée sur la transparence.
Quel business model avez-vous mis en place pour la SENELEC?
Votre question est extrêmement importante dans la mesure où tout ce que nous faisons est inscrit dans le cadre d’un business model pour amener SENELEC vers des lendemains meilleurs. SENELEC est une société publique soumise à une régulation opérée par une Commission de régulation indépendante dans l’optique de fournir, selon les normes de qualité, une énergie à moindre coût, en tout cas supportable par les populations qui, comme vous le savez, disposent pour la plupart de revenus modestes pour ne pas dire faibles.
C’est ainsi que depuis mon arrivée à la tête de cette société, je me suis attelé certes à apporter des solutions aux problèmes qui me paraissaient prioritaires pour ne pas dire urgents, mais tout en ayant un œil sur le business model à mettre en place afin de garder une vision et une maîtrise des perspectives de la société par rapport à ce que nous faisons au quotidien. C’est pourquoi nous nous sommes engagés à moderniser et à doter SENELEC d’un modèle financier qui met en perspective les projections industrielles et financières de la société dans un horizon temporel lointain permettant d’apprécier les décisions et actions que nous prenons aujourd’hui et de nous éclairer sur celles de demain, en termes d’investissements, de financements, de recrutements, etc. Ce modèle financier, nous le partageons avec nos autorités de tutelle et avec nos partenaires techniques et financiers, et ce, de manière transparente afin de mieux maintenir la confiance que nous avons gagnée auprès d’eux.
Y a-t-il une méthode «Cisse» pour transformer la SENELEC et la remettre sur le chemin de la croissance?
Non, il n’y a pas de secret ; mais avec l’aide de Dieu, nous avons pu relever le défi avec des travailleurs dévoués à la tâche. C’est grâce à eux que SENELEC est là. C’est eux qui sont sur le terrain à n’importe quelle heure de la nuit ou de la journée. C’est eux qui ne fêtent pas avec leur famille la Tabaski, la Tamkharit pour nos frères musulmans ou les fêtes de Noël pour nos frères chrétiens. Dans tout domaine, il y a une rationalité et nous avons essayé de la trouver à chaque fois.
La SENELEC a récemment obtenu la certification ISO 9001 version 2015 de son système de management pour les activités de transport, de distribution, de vente d’énergie et de conseil aux clients Grands Comptes. Que représente cette distinction pour vous?
Cette distinction concrétise notre politique volontariste de mettre en œuvre un système de management aligné aux standards internationaux. Elle est le point de départ d’un long cycle d’amélioration continue qui va désormais rythmer le management de tous nos processus. Dès lors, la reconnaissance de nos efforts et l’appréciation objective de nos résultats ne souffriront d’aucune ambiguïté pour la simple raison qu’elles découlent de la mise en œuvre d’un système standard jugé conforme par un organisme tierce partie habilité. Enfin, elle nous permet d’asseoir et de pérenniser notre crédibilité vis-à-vis des bailleurs et partenaires techniques pour le financement et la réalisation de nos projets de développement.
Au Sénégal, le vol d’électricité coûterait 25 milliards de FCFA par an. Est-ce un réel frein pour le développement de vos activités? Comment comptez-vous enrayer ce fléau?
Le vol d’électricité constitue un fléau récurrent contre lequel SENELEC lutte depuis des années. Comme vous l’avez si bien dit, il est estimé à environ 25 milliards de FCFA par an. Il gangrène l’entreprise qui tire l’essentiel de ses revenus dans la vente d’énergie électrique. Les pertes subies par l’entreprise sont catégorisées en pertes techniques (énergie non utilisée du fait d’une déperdition) et pertes non techniques (pertes commerciales). À fin août 2016, les analyses effectuées par nos exploitants ont fait ressortir un taux de 10% pour le niveau des pertes non techniques, soit un manque à gagner supérieur à 25 milliards. Le vol d’électricité freine à la fois le développement de l’entreprise et de l’économie nationale.
Nous avons élaboré un Plan d’action de lutte contre les pertes non techniques (PNT) sur la période 2017-2019 pour réduire substantiellement ces pertes. Ce programme est articulé autour des axes suivants : la mobilisation et l’engagement de tous les acteurs (autorités, responsables SENELEC, acteurs du commercial) ; une campagne de communication (interne et externe) sur la fraude ; le renforcement de l’environnement juridique ; la mise en place d’une organisation des ressources et des méthodes appropriées pour la lutte régulière contre les PNT ; le déroulement de programmes spéciaux de mise à niveau et de sécurisation des systèmes de comptage et de l’adressage des clients ; la mise en place des dispositions techniques permettant de réduire la vulnérabilité des équipements de comptage et rendre plus difficile le vol d’électricité ; la contractualisation avec une brigade assermentée et rompue aux enquêtes et la motivation conséquente des déclarants de fraude.
Au-delà de ce programme, nous avons initié des partenariats avec certains relais influents de la société sénégalaise, tels que le Collectif des imams et résidents de Guédiawaye, qui nous accompagnent dans la sensibilisation contre le vol d’électricité.
Je terminerai par dire qu’amoindrir à défaut d’éradiquer ce fléau entraînerait à coup sûr un impact positif sur les finances publiques et permettrait de répercuter ces gains au consommateur. Cette situation serait donc profitable à tous les Sénégalais et à l’entreprise qui pourrait renforcer sa politique de diversification de production d’une énergie à un coût moindre tel que décliné dans la vision stratégique du Chef de l’État. L’objectif ultime restant toujours de fournir une électricité de qualité et à un coût accessible à toutes les populations.
Dans une déclaration à la presse sénégalaise, vous avez révélé que la SENELEC va fournir 10 MW à la Gambie et est disposée à fournir de l’électricité à d’autres pays de la sous-région comme le Mali. N’est-ce pas un pari risqué pour une entreprise qui se relance?
Justement, c’est parce qu’elle se relance qu’elle exploite d’autres pistes… L’électricité ne se stocke pas. Si nous avons réussi à avoir une bonne production jusqu’à être excédentaires, nous devons en faire bénéficier nos partenaires et par la même occasion renflouer nos caisses ; quoi de plus normal ? Ces cessions sont conditionnées à la situation excédentaire en matière de production. Cet acte, au-delà de l’aspect évoqué plus haut, renforce et élargit la coopération entre nos États respectifs. Nous avons effectivement fourni à ce jour 25 millions de kilowattheures au Mali dans le cadre de cette coopération.
Une autre dimension importante de cet échange d’énergie est le renforcement de la coopération avec un autre pays frère qu’est la Gambie, confrontée à un déficit de production important. Dans le cadre des relations entre SENELEC et la Société nationale d’eau et d’électricité de la Gambie (NAWEC), nous leur cédons, depuis le 22 août de cette année, de l’énergie à partir de nos excédents de production. Ce qui a permis aujourd’hui d’électrifier et d’assurer un service continu dans les villages situés à la frontière sénégalo-gambienne, dans les zones de Faraféni et de Balla.
Il est à noter qu’au-delà de notre période de pointe annuelle qui se passe au mois d’octobre, nous restons durant presque neuf mois avec des marges dépassant 20% de notre capacité ; si nous pouvons en vendre, ce ne sera que bénéfique pour SENELEC et salvateur pour nos voisins. Notre objectif final c’est de renforcer ces échanges d’énergie pour leur permettre d’améliorer l’offre d’électricité dans les grandes villes comme Banjul.
Depuis quelque temps, l’État sénégalais se tourne vers les énergies renouvelables avec la construction de trois centrales solaires. Une centrale éolienne de 150 MW devrait également voir le jour. Comment la SENELEC compte-t-elle utiliser ces énergies propres pour faciliter l’accès et la baisse du prix de l’électricité?
En effet, conscient de la nécessité d’aller vers les énergies propres, l’État sénégalais avait créé un cadre légal pour favoriser l’introduction significative dans son mix énergétique de sources renouvelables : solaire, éolien et biomasse. Ainsi, à l’issue de cette phase transitoire qui a pris fin le 31/12/2013, une dizaine de contrats d’achat d’énergie a été signée et à ce jour trois centrales solaires photovoltaïques sont en service et deux en test. Aujourd’hui, avec la baisse du prix du baril de pétrole, ces énergies renouvelables ne contribuent, certes, pas à une baisse du prix de l’électricité, mais plutôt à la production d’énergie propre. Cependant avec la baisse des composants des panneaux, l’énergie renouvelable pourrait être très compétitive.
Récemment, des gisements de gaz et de pétrole ont été découverts dans certaines zones du pays. Un ministère du Pétrole et des énergies a été créé. Outre la réduction de la dépendance à l’importation, quelles pourrait être l’apport de ces énergies fossiles dans la production et la commercialisation de l’électricité?
Oui, d’importants gisements de gaz et de pétrole ont été découverts au large des côtes du Sénégal et leur exploitation va, comme vous le dites, réduire ou même éliminer les importations de produits pétroliers. Le plan de production 2016-2030 de SENELEC met en priorité, à partir de 2022, le combustible gaz qui, bien que fossile, est peu polluant. Ainsi, notre mix énergétique sera celui du gaz, des énergies renouvelables et de l’hydroélectricité. L’hydroélectricité est naturellement issue des projets communautaires (OMVS, OMVG). Le charbon et le fuel lourd laisseront donc progressivement leur place au gaz et aux énergies renouvelables.
Actuellement, la puissance du parc de production du Sénégal est estimée à un peu moins de 850 mégawatts (MW) avec comme objectif 1 264 MW en 2019. Quelle sera la part des énergies vertes, présentées comme l’énergie du futur, dans ce mix-énergétique?
Comme annoncé précédemment, les énergies vertes vont, avec le gaz, constituer notre mix énergétique. En 2017, elles constituent déjà 21% du parc de base de SENELEC. Leur développement se poursuit avec le programme Scaling Solar de 100 MW en cours, les 25 MW solaires de la KfW, les 150 MW éoliens de Sarreole et les barrages hydroélectriques en projet. Le taux de 30% sera atteint.
Quels sont les axes majeurs de votre programme stratégique que vous prévoyez de mettre en œuvre à l’horizon 2020, sachant qu’aucun pays ne peut émerger sans une énergie abondante et à bon marché?
Nous avons élaboré le plan stratégique «YEEESAL SENELEC 2020» qui veut mettre SENELEC en état de contribuer aux ambitions stratégiques du Plan Sénégal Emergent (PSE). Un plan qui comporte quatre grands axes : Électricité en quantité suffisante ; Electricité fiable et à bas coût ; Approvisionnement en combustible sécurisé et Amélioration de l’accès à l’électricité et couverture universelle en 2030.
En 2020, nous voulons faire de SENELEC une entreprise performante, attractive, toujours au service de la satisfaction de ses clients et du développement économique et social du Sénégal. Pour cela, nous sommes en train d’agir sur tous les segments de SENELEC : les hommes, les infrastructures, les méthodes, l’innovation et la prospective.
Réalisé par Elimane Sembène