«J’invite les opérateurs privés africains à investir dans le secteur du froid»
Une déperdition des ressources, évaluée par la FAO à hauteur de 4 milliards de dollars, et un manque à gagner colossal, dus à une industrie du froid balbutiante ou inexistante… un secteur méconnu, pas assez pris en considération, voire surtaxé, alors qu’il constitue un maillon indispensable dans le développement de l’agroalimentaire, gage de l’autosuffisance. M. Madi Sakandé, Founder & GM de New Cold System, le confirme, entre autres, et annonce la gestation d’une fédération continentale, courant 2020.
Pour lever toute équivoque, pourquoi dites-vous que le froid n’est plus un luxe pour nos pays en Afrique et, au contraire, concourt à valoriser les ressources locales du secteur primaire (agriculture, élevage et pêche) ?
Le froid n’a jamais été un luxe. C’est plutôt l’incompréhension et la méconnaissance qui en fait un luxe pour les pays africains. Partons d’abord de l’énergie électrique qui est la source d’alimentation de tout appareil frigorifique. Elle n’est pas disponible pour tous en Afrique et le peu de personnes qui arrivent à électrifier leurs domiciles et s’acquérir des appareils de froid, comme le réfrigérateur, le congélateur ou encore un climatiseur, sont considérées comme les plus nanties. Donc, une déduction que le froid est un luxe pour ceux qui peuvent se le permettre. Malheureusement, cette interprétation du froid a bloqué tout simplement le développement du secteur en Afrique. Pourtant, un développement socio-économique n’est possible en Afrique qu’à travers le développement de la chaine du froid. Aujourd’hui, la technologie des énergies renouvelables, photovoltaïque et autres, a rendu caduques les problématiques liées à la disponibilité de l’énergie électrique conventionnelle dans certaines zones, notamment les zones rurales où sont menées les activités comme l’agriculture, l’élevage et la pêche.
Quelle lecture faites-vous des stratégies africaines au sud du Sahara quant à l’encouragement de ce secteur hautement stratégique ?
Comme je le disais tantôt, il n’y a aucune stratégie dans ce domaine, car c’est un domaine méconnu et pas assez pris en considération dans les politiques de développement. Cela fait plus d’une décennie que je sillonne le continent pour différentes activités onusiennes, mais je n’ai pas encore rencontré un pays où le secteur du froid occupe la place qui est la sienne dans le tissu économique du pays. Et pourtant, 80% de la population africaine est rurale et vit principalement de l’agriculture, l’élevage et la pêche. Notre continent est bien doté en ressources hydriques.
Confirmez-vous qu’en maîtrisant l’industrie du froid, les millions de litres de lait déversés sur le sol en période de fortes lactations, les milliers de tonnes de fruits qui pourrissent sous les pieds des arbres, la grosse déperdition en horticulture et maraîchage en haute saison… seront un vieux souvenir ?
Bien sûr. Le secteur du froid est le maillon manquant pour le développement du continent africain. Comment pensez-vous qu’il puisse avoir un développement dans un pays où le travail de 80% de sa population active est voué à la perte ! D’ailleurs, l’exode rural et la création de bidonvilles dans les grandes villes africaines sont l’une des conséquences. Si les jeunes, qui quittent les villages pour aller vivre l’enfer en ville, pouvaient mener de façon rentable leurs activités de pêcheurs, agriculteurs ou encore éleveurs dans leur biotope naturel, pensez-vous qu’ils quitteraient leurs localités d’origine !
Face à des côtes très poissonneuses, paradoxalement des infrastructures, telles que des chantiers navals et installations frigorifiques, font souvent défaut. Etes-vous en mesure de proposer des unités abordables et efficientes pour la conservation du poisson ?
Absolument. Les machines frigorifiques efficientes, que nous fabriquons depuis plus d’une décennie à la New Cold System (Italie), sont disponibles pour tous les segments de l’agroalimentaire. La conservation du poisson demande des chambres froides négatives dont souvent l’efficacité énergétique est liée à la capacité technique de l’utilisateur. Justement, nous formons aussi bien les techniciens en froid que les utilisateurs de chambres froides.
Maîtriser la chaîne du froid, stocker des denrées périssables… sont essentiels à donner plus de valeur ajoutée aux produits, mais aussi permettent d’avoir voix au chapitre des cours des matières premières. Quel appel lancez-vous au secteur privé africain pour exploiter un maillon indispensable dans le sursaut industriel africain ?
Aux opérateurs privés africains, je demande d’investir dans le domaine du froid, construire des dépôts frigorifiques et mettre en location où stocker les produits périssables. Cela permettra un développement de l’industrie agroalimentaire qui est un gage de l’autosuffisance alimentaire, donc de l’indépendance tant souhaitée par la jeunesse africaine, car la main qui donne à manger est celle qui dirige.
Savez-vous qu’une part de 50 à 70% de la production des denrées périssables, comme le lait, la viande, les ressources halieutiques, les fruits et légumes, les tubercules… est perdue entre le lieu de récolte ou de production et le plat du consommateur africain ! Tout ce gâchis est lié au manque de la chaine de froid. Cette perte en Afrique sub-saharienne a été évaluée par la FAO, en 2011, à hauteur 4 milliard $ US. Il faudra aussi une révision des taxations et droits douaniers sur l’importation de matériels de froid qui varient actuellement entre 40 et 65% en Afrique francophone.
Aujourd’hui, comment sont organisés les professionnels sur le continent ?
Excellente question. L’organisation des professionnels du froid en Afrique est l’image de son développement. Seulement une vingtaine de pays disposent d’associations des acteurs de froid qui peinent à se faire une place dans le monde des artisans et autres professionnels, selon le pays. Certains pays comme le Maroc, l’Afrique du Sud, le Nigéria ont vraiment des associations bien organisées et autonomes. La Tunisie aussi a une excellente organisation dans le domaine de la formation des techniciens en froid. D’ailleurs, une fédération continentale est en gestation et devrait naitre au cours de cette année 2020.
Espérons que les décideurs politiques du développement du continent africain puissent revoir leur copie en prenant en compte le secteur du froid qui sera certainement un secteur porteur d’emplois pour les jeunes, tout en valorisant la production locale.
Propos recueillis par Daouda Mbaye