La rédaction a décrypté pour vous cette conférence du Pr Cheikh Anta Diop sur « L’apport de l’Afrique à la civilisation universelle », à Niamey au Niger, en 1984, mais d’une telle acuité que nous vous partageons son intervention. (Suite)
Décryptée par Daouda Mbaye
Si nous prenons le papyrus de Moscou, deux problèmes y sont traités et qui donnent une idée du niveau d’abstraction atteint par les Égyptiens. Certains ont l’habitude de dire que la mathématique égyptienne était une mathématique empirique et que seule la Grèce a fait de la théorie. C’est absolument inexact. Et vous ne trouverez jamais une telle affirmation sous la plume d’un savant grec d’époque, encore moins sous la plume de ces savants mêmes qui sont allés s’initier en Égypte. Vous ne le trouverez pas chez Pythagore, parce que nous n’avons pas une seule ligne de Pythagore ni non plus chez Thalès qui n’a pas écrit une seule ligne sur les mathématiques. On lui a attribué un théorème très discutable, nous le verrons plus tard. Thalès a écrit une lettre tout au plus discutable à Peresside, dans laquelle il lui disait – si toutefois cette lettre était authentique – qu’il n’aimait pas écrire.
L’Afrique a transmis ses valeurs civilisationnelles à la Méditerranée septentrionale
Donc, la deuxième phase au cours de laquelle la civilisation égyptienne a transmis les valeurs de la civilisation à la Grèce correspond à la phase pendant laquelle l’Afrique de nouveau a transmis ses valeurs civilisationnelles à la Méditerranée septentrionale. À son tour, la Grèce va transmettre ces valeurs à l’Occident.
Thalès est allé en Égypte au 6ème siècle av. J.-C.. Lorsqu’on parle de Thalès qui fait des arpentages et des mesures devant la Grande Pyramide… cela devient presque grotesque. Il faut ignorer tout de la civilisation égyptienne pour soutenir des légendes de ce type. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est rendu en Égypte pour s’y initier. À cette époque, la Grèce était à l’état fruste. La science égyptienne est née sous la protection de l’État, elle s’est développée au service de l’État parce qu’elle était indispensable pour la maitrise de la nature dans la vallée du Nil. La science est une tradition africaine, égyptienne. Par contre, toute la tradition grecque s’opposait à l’innovation. Socrate est mort en buvant la ciguë, parce qu’on l’avait soupçonné de s’écarter de la morale de la Cité et d’adopter des idées universalistes qui risquaient de saper les bases de la cité grecque.
« La science égyptienne est née sous la protection de l’État, elle s’est développée au service de l’État parce qu’elle était indispensable pour la maitrise de la nature dans la vallée du Nil. La science est une tradition africaine, égyptienne. »
La Grèce, même celle de Platon, n’avait pas dépassé le cadre d’une cité. L’Égypte avait créé pour la première fois un État-territoire regroupant plusieurs cités, avec des institutions particulières, avec une tout autre philosophie politique qui s’oppose point par point à l’individualisme septentrional hérité des steppes eurasiatiques. Donc, c’est Thalès qui introduira en Grèce la géométrie apprise en Égypte.
Mais la science était une nouveauté en Grèce. Elle n’y était pas acceptée, par conséquent elle devait conquérir le droit de cité par la force. Tout le potentiel rationnel et laïc de la société grecque s’est retrouvé chez la plèbe. C’est avec la montée des plèbes que la société grecque s’est laïcisée dans les conditions que vous savez. Dans tous les cas, il y avait une antinomie entre les structures sociales grecques traditionnelles et la science ou la philosophie. Par contre, la science et la philosophie, et en particulier la science, c’est en Égypte qu’elles fleurissaient. Et c’est en Égypte qu’il fallait la chercher. Et c’est la raison pour laquelle Thalès y est allé, puis a introduit la géométrie à son retour. C’est ce qu’enseignent tous ses biographes.
C’est Thalès qui introduira en Grèce la géométrie, apprise en Égypte.
Quand Pythagore s’est instruit auprès de Thalès, il lui a enseigné tout ce qu’il avait appris en Égypte et lui a conseillé de s’y rendre. Il s’était fait recommander du Tyran de Samos à l’époque, c’était sous Amasis, pharaon de l’Égypte, qui l’a envoyé à Héliopolis d’abord. Mais les prêtres d’Héliopolis lui ont dit qu’ils ne sont pas versés dans les sciences et qu’il aille à Memphis. Pythagore se rend alors à Memphis. De là-bas, les prêtres l’envoient à Thèbes. Les Égyptiens n’étaient pas chauds pour divulguer la science. Il y avait plusieurs niveaux d’initiation. Et malheureusement, une civilisation qui se perd recèle ses propres éléments fossoyeurs. On ne s’en rend pas compte. Et cet esprit initiatique a fait perdre l’Égypte, parce qu’elle était une civilisation élitiste. Alors Pythagore va à Thèbes pour se faire initier et là-bas aussi on ne le reçoit pas. On lui fait faire des travaux rébarbatifs qui ne servent à rien, tels que creuser des trous qu’il fallait remblayer par la suite. Mais il se prêtait de bonne grâce à toutes ces brimades, c’est alors que les prêtres égyptiens l’ont pris en sympathie et ont décidé de l’initier. Voilà comment Pythagore a fini par vaincre la résistance égyptienne. Après, ils l’ont rasé… tout un rituel auquel il est soumis pour son initiation. Il est resté pendant 22 ans… on ne reste pas pendant 22 ans dans un pays pour apprendre des recettes !
Double-remen, duplication du carré et théorème dit de Pythagore
Le Théorème dit de Pythagore, les Égyptiens le connaissaient, c’est le problème n° 6 du Papyrus de Moscou. Dans la duplication du carré, il fallait absolument aboutir à ce théorème dit de Pythagore. Les Égyptiens ont défini une longueur qui permet de construire un carré double et qui est égale à a√2 qui est le nombre irrationnel par excellence. Par conséquent, la définition d’une longueur qui s’appelle le double-remen et qui consiste précisément à réaliser la duplication du carré, dans la géométrie égyptienne impliquant à la fois la connaissance du côté multiplié par √2 qui donne la diagonale qui donne le côté du carré double, montre, à n’en pas douter, que l’Égyptien connaissait ce théorème. Ils le démontraient… Entre autres choses, il connaissait les nombres irrationnels qu’on a attribués à Pythagore. C’est ainsi que Pythagore est resté longtemps en Égypte pour s’instruire. Les Égyptiens ont souvent dit – Diodore l’a relaté – que les Grecs s’attribuent toutes les sciences apprises chez eux, une fois rentrés chez eux. Mais parmi tous les Grecs qu’ils avaient initiés, c’est Pythagore qu’ils aimaient le plus, parce que c’est lui qui avait gardé dans son enseignement l’aspect symbolique de l’enseignement égyptien. Nous avons retrouvé les signes préalgébriques qu’utilisaient les pythagoriciens, puisque Pythagore n’a rien écrit. Mais on a retrouvé les signes préalgébriques des pythagoriciens de Cretonne qui étaient hiéroglyphiques égyptiens qui montrent l’influence de l’Égypte dans la science grecque. Tout cela montre de la même façon que la Grèce est allée s’initier en Égypte. Mieux encore, même les savants qui n’avaient pas fait le voyage, souvent l’inventaient. C’est dire que les Grecs ne se mettaient pas sur le même plan que l’Égypte.
Civilisation ou barbarie
Et même vaincue, l’Égypte restait l’institutrice de toutes les jeunes civilisations montantes de la Méditerranée septentrionale. Strabon, un grand savant de l’Antiquité, mais un savant chauvin qui était conscient de la valeur de la civilisation de la Méditerranée septentrionale à son époque, relate que lorsqu’il a visité l’Égypte avec un groupe, on leur a montré les chambres où Platon et Eudoxe, le mathématicien, ont séjourné lors de leur passage initiatique à la cosmogonie – vous ne pouvez pas comprendre les lacunes et les obscurités de Platon si vous ne lisez pas en parallèle la Cosmogonie héliopolitainne et le Timée de Platon – alors toutes les obscurités s’éclairent d’une lumière singulière. C’est un peu ce que j’ai essayé de faire dans « Civilisation ou barbarie ».
Donc, les éléments ne manquent pas pour retracer cette influence que l’Égypte a eue sur la Grèce, en particulier, et sur l’Occident en général. Les Latins, qui avaient le moins de contacts avec les Égyptiens, n’ont rien apporté aux sciences exactes, voilà aussi une contre-preuve. Les Latins étaient de grands bâtisseurs d’une certaine architecture qui ne faisaient que reprendre de grandes formules, telles que la section d’Or que l’Égypte avait connue depuis 2778 et tant d’autres. Ils n’ont rien apporté aux sciences exactes. À la morale et à la philosophie, oui, notamment avec Lucrèce. Mais là aussi, nous retrouvons les éléments de la philosophie héliopolitainne, sûrement repensés et rendus dans l’esprit grec. C’est un véritable apport grec, c’est un fait que le matérialisme de l’Antiquité de Leucite à Démocrite jusqu’à Lucrèce. Voilà la deuxième période au cours de laquelle l’Égypte apportera tous les éléments de la civilisation, même en ayant déjà perdu sa souveraineté nationale.
« Vous ne pouvez pas comprendre les lacunes et les obscurités de Platon si vous ne lisez pas en parallèle la Cosmogonie héliopolitainne et le Timée de Platon – alors toutes les obscurités s’éclairent d’une lumière singulière. »
Les Assyriens sont venus très rapidement. Déjà vers -525, Cambise occupe l’Égypte. Il était sujet à des crises de folies et avait donné l’ordre de détruire tout ce qui fut la grandeur de l’Égypte. On a brûlé les bibliothèques, détruit les temples, transporté des ouvriers à Persépolis pour construire une nouvelle capitale… Les Perses étaient dans un état semi-barbare et n’avaient pas atteint un certain niveau technologique qui leur aurait permis de résoudre certains problèmes techniques. C’est Diodore qui nous apprend qu’après la soumission et la destruction de l’Égypte, il a fallu prendre des ouvriers égyptiens pour construire Persépolis.
Tous ces éléments montrent comment le flambeau est passé de l’Afrique dans l’Antiquité à la Grèce…
La suite à lire lundi 1er mars 2021