Thierry Zomahoun, PDG de l’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS)

«Le prochain Einstein sera africain»

L’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS) est un réseau panafricain de centres d’excellence qui a vu le jour en 2003 en Afrique du Sud. Son objectif : former une masse critique de jeunes scientifiques africains qui vont contribuer à la transformation économique du continent. Dans ce grand entretien accordé à ABJ, Thierry Zomahoun, son PDG, revient sur les grands axes de ce projet et l’impact des sciences dans le développement de l’Afrique.

L’Institut africain des sciences mathématiques existe depuis presque 14 ans. Quelles sont les principales raisons qui ont motivé sa création ?

La création de l’AIMS a été motivée par un certain nombre de facteurs, de raisons et de constats. L’Afrique a fait l’expérience de plusieurs stratégies et programmes d’aide au développement. Tout un éventail de politiques de développement a été expérimenté entre les années 1980 et 1990 dans plusieurs domaines. Mais on constate que ces programmes ont échoué. On disait que dans les années 80, ce serait un luxe pour le continent africain d’investir dans l’éducation maternelle, dans l’enseignement supérieur et la recherche, et que les efforts devaient être concentrés uniquement sur l’éducation de base. L’Afrique devait mettre en place une bonne politique de microfinance, la construction d’infrastructures de base. Mais dans l’histoire du monde, on constate qu’aucune nation ne s’est développée juste en se focalisant sur l’éducation de base, sans investissements dans l’enseignement supérieur et technique, et la recherche.

Vers la fin des années 1990, nous avons fait le constat qu’en dépit de ces programmes publics, l’Afrique peinait à décoller, nonobstant quelques succès dans certains pays. Nous avons entamé des réflexions pour voir comment développer ce continent aux ressources naturelles astronomiques et considérables ; certaines d’entre elles n’ont même pas été encore découvertes. Le premier constat est que si vous ne vous intéressez qu’à développer l’éducation et qu’il n’y a pas une stratégie délibérée de formation technique et scientifique, vous exporterez vos ressources naturelles et importerez les produits finis à un prix quatre ou cinq fois plus élevé que celui de la vente de la matière première. C’est en formant des techniciens, ingénieurs, chercheurs, laboratoires, etc., et en ayant des infrastructures de recherches que les pays africains peuvent transformer les matières pour créer de la valeur ajoutée.

Très vite, on s’est rendu compte qu’on devait créer un écosystème de transformation scientifique, technologique et socio-industrielle du continent en mettant l’accent sur les sciences mathématiques (les Statistiques, la Chimie, la Physique, les Mathématiques, et les Sciences informatiques), pour permettre au continent de générer une masse critique de compétences scientifiques capables d’aider à la prise de décision dans les secteurs économique, social et public et privé.

Nous nous sommes aperçus que les systèmes éducatifs africains étaient mal adaptés aux aspirations des jeunes africains que nous sommes et à la vitesse des progrès technologiques du continent. À travers la création de l’AIMS, nous avons voulu repenser les modèles de formation et pédagogiques, l’acquisition des compétences et du savoir du continent et favoriser l’employabilité.

AIMS a été fondé sur ces bases, en tant qu’écosystème panafricain, une initiative intégrée qui met en œuvre cinq programmes : le programme de formation post-grade, le programme de recherche, le programme de formation des enseignants de science (parce que la pédagogie adoptée dans la formation des sciences a aliéné beaucoup de jeunes enfants dès l’école primaire), un programme de recherche avancée pour rétablir la passerelle entre le monde des entreprises et le monde scientifique.

Peut-on connaitre les critères de choix de vos étudiants ?

La sélection de nos jeunes étudiants recrutés à Bac+4 se fait sur la base de trois critères : l’excellence académique et scientifique (l’étudiant qui rentre dans un de nos six centres d’excellence sur le continent doit être le meilleur de sa discipline), le potentiel de leadership, la volonté de l’étudiant de revenir en Afrique pour y déployer ses compétences après sa formation, participer au développement communautaire dans son village, ou financer la bourse d’autres jeunes africains. Nous avons eu un étudiant qui était un enfant soldat au Congo-Brazzaville qui est sorti de la jungle, s’est inscrit lui-même à l’école et a fait un doctorat en mathématiques à l’AIMS pour ensuite travailler au sein d’une multinationale de conception de logiciels à Johannesburg. Nous venons de le recruter pour diriger notre programme d’employabilité des jeunes mathématiciens scientifiques.

Dans quels pays sont implantés vos six centres d’excellence en Afrique ?

Nos six centres se trouvent en Afrique du Sud, au Sénégal, au Ghana, au Cameroun, en Tanzanie et au Rwanda. Notre objectif est d’ouvrir 15 centres d’excellence dans les dix prochaines années. Nous choisissons les pays d’implantation sur la base de trois principaux critères : un pays où les leaders politiques ont créé un environnement favorable aux études scientifiques ; un pays où nous voulons avoir une communauté scientifique d’un niveau d’excellence acceptable parce que nous ne voulons pas délivrer une formation au rabais ; la disponibilité des États à investir pour qu’il y ait un co-investissement.

Peut-on avoir une idée sur le nombre de scientifiques que l’Institut a formés depuis sa création ?

Il est important de préciser qu’en tant que réseau de centres d’excellence, ce qui nous importe le plus c’est la qualité et non la masse. En 13 ans, nous avons formé plus de 1.300 mathématiciens scientifiques de haut niveau, en master et en doctorat ; 70% vivent et travaillent encore en Afrique et nous en sommes très fiers, parce qu’au début de nos activités, certaines critiques nous accusaient d’encourager la fuite des cerveaux vers les grandes universités étrangères. Plus de 50% de nos étudiants sont actuellement dans des recherches fondamentales et appliquées notamment dans le domaine de la santé, des finances, de l’espace, etc.

Nous avons un jeune chercheur camerounais qui a récemment résolu un problème immunologique vieux de 70 ans. Une personne vulnérable à la grippe doit prendre un nouveau vaccin chaque année pour éviter de l’attraper à nouveau en particulier dans les pays développés, une situation qui pèse sur les dépenses publiques. Depuis 70 ans, les scientifiques ont essayé de résoudre ce problème. Ce jeune africain a trouvé la solution à travers la modélisation mathématique. Sa théorie est en train d’être testée en clinique. Si les tests se confirment, ce sera une percée pour l’humanité.

Martial, un étudiant de notre première promotion, qui est aujourd’hui directeur de recherche à l’Université de Yale (États-Unis), travaille sur des problématiques de santé propres à l’Afrique; il est en train d’investiguer le lien entre la bilharziose, le paludisme et le VIH Sida. La bilharziose est une maladie parasitaire qui n’est pas mortelle, mais elle rend vulnérables les femmes noires qui, une fois atteintes de cette pathologie, la probabilité d’attraper le VIH est plus élevée que chez les femmes d’autres races. Il souhaite trouver la solution pour casser complètement le lien entre ces trois maladies sur la santé de ces femmes. Si ces recherches sont concluantes, ce sera une révolution.

Vous développez des formations destinées aux enseignants. Qu’en est-il exactement ?

Nous avons fréquenté des systèmes éducatifs où l’élève ne doit pas s’exprimer quand le professeur parle, surtout les professeurs de mathématiques ou de physiques. Ce n’est pas un problème typiquement africain, la réalité s’observe dans les pays occidentaux aussi. Ces professeurs se montrent supérieurs aux autres, croyant qu’ils sont les détenteurs de la connaissance sacrée. Cette pédagogie de transmission du savoir a aliéné des générations de génies scientifiques. L’Afrique ne représente que 1% de la production scientifique mondiale. Il faut changer la méthode d’enseignement pour accroître le nombre de jeunes africains et susciter leur engouement dans les disciplines et filières scientifiques, démystifier les sciences.

C’est ce que nous essayons de faire à travers notre programme de formation des enseignants pour révolutionner la pédagogie, les méthodes et techniques d’enseignement, ainsi que la manière de gérer la classe. Nous les mettons en situation réelle : les enseignants, en faisant leurs cours dans un laboratoire de simulation, sont évalués par une plateforme numérique pour leur permettre de s’améliorer, et non par l’inspecteur général de l’enseignement secondaire. Il interviendra plus tard.
Nous constatons une très faible représentation des femmes dans les filières scientifiques. Trois causes favorisent cette situation. Les enseignants de ces filières sont à dominance masculine, or les études ont montré que le genre des enseignants qui enseignent la science a un impact négatif ou positif sur les jeunes filles ou jeunes femmes. Sur 100 personnes qui obtiennent leur licence dans ces filières, seulement 3% y poursuivent leur carrière pendant 10 ans, parce que les femmes qui réussissent à se hisser jusqu’à ce niveau sont discriminées sur la base du genre dans le milieu professionnel.

Aussi, dans notre milieu socioculturel, on pense que les sciences ne sont pas faites pour les femmes. Notre programme vise ainsi à amener les enseignants, à travers leurs techniques d’enseignement et leurs méthodes pédagogiques, de gestion de la classe et leurs interactions avec les élèves, à créer un environnement favorable qui permet aux jeunes filles ou jeunes femmes de s’épanouir et de désirer poursuivre des études scientifiques jusqu’au bout. Nous avons entamé le programme pilote au Cameroun qui touche 3.000 formateurs de formateurs et deux millions d’élèves, et nous allons le déployer à l’échelle continentale. C’est la meilleure manière pour nous d’assurer la parité dans les disciplines scientifiques.

Ne pensez-vous pas qu’une meilleure collaboration entre les chercheurs africains pourrait stimuler davantage le développement et la vulgarisation des sciences sur le continent ?

Absolument. C’est pourquoi nous parlons d’écosystème à AIMS. Nous ne sommes pas une institution de formation classique, ni un réseau de centres d’excellence traditionnels. Nous parlons d’écosystème parce que c’est un milieu dynamique, fluide, agile. C’est l’environnement dans lequel nous encourageons la collaboration scientifique entre les chercheurs africains, mais aussi entre ceux-ci et le reste du monde. Nos enseignants-chercheurs viennent d’une quarantaine de pays dans les cinq continents, y compris les pays dans lesquels nous sommes installés. La collaboration scientifique est très importante parce que l’Afrique étant un vaste continent, aucune contrée ou institution aussi crédible soit-elle ne peut à elle seule relever les défis scientifiques et technologiques auxquels le continent est confronté.

Dans notre projet «AIMS Industry initiative», nous essayons d’encourager la collaboration entre secteur privé et milieu scientifique, en permettant à nos étudiants d’aller à la rencontre de leaders du milieu professionnel, favoriser leur employabilité, et l’incubation des start-ups scientifiques. Nous ne voulons pas seulement former des jeunes qui vont aller chercher de l’emploi, mais des jeunes qui vont développer eux-mêmes la capacité de prendre des initiatives. Nous avons des projets de construction d’infrastructures intégrées notamment au Sénégal, au Rwanda et au Cameroun, qui comprendront, en dehors du centre d’excellence, un centre de recherche doctoral et de recherches avancées puisque nous sommes sur le point de mettre en place le premier centre de recherche en science et technologies quantiques sur le continent à Kigali au Rwanda.

Justement qu’en est-il de ce projet ?

Ce projet avance doucement. Le centre sera, certes, implanté à Kigali, mais il faut préciser que c’est un projet panafricain avec la probable participation de certains pays africains qui vont nouer des partenariats avec le Rwanda dans ce sens parce que le leadership rwandais s’est tourné vers le panafricanisme. À travers ce projet, nous voulons renforcer les capacités d’analyse des données et méga-données en Afrique, l’invention des systèmes, développer la science quantique. Le monde a connu deux révolutions technologiques : l’ère analogique et l’ère numérique. Les experts prédisent l’épuisement complet de l’ère numérique dans deux ou trois décennies pour un passage à l’ère quantique. Ce qui a permis au secteur des TIC de faire des progrès redoutables dans l’imagerie médicale, téléphonie mobile et électronique, c’est parce que le génie scientifique humain a pu réduire à chaque fois le transistor. Les experts disent que ce transistor est devenu extrêmement petit qu’on ne peut plus le réduire. Nous voulons ainsi anticiper cette révolution.

Plusieurs personnes pensent que l’Afrique doit se focaliser seulement sur la science pour développer l’agriculture au lieu de créer ce centre de recherche. En un mot, la science des besoins. Je ne suis pas d’accord. L’Afrique doit allier les sciences des besoins et les sciences futuristes, celles de l’avenir. Le continent a raté l’ère analogique et numérique. Des pays comme le Sénégal, le Rwanda, le Kenya et l’Afrique du Sud ont lancé des initiatives. L’Europe est vieillissante, en 2050 quelque 40% des jeunes du monde seront africains, ils sont curieux et passionnés par la recherche. Nous voulons canaliser cette énergie pour permettre à l’Afrique d’être une puissance quantique parce que mathématiquement nous avons le potentiel et le capital humain nécessaire.

Vous avez organisé la première édition du Next Einstein Forum du 8 au 10 mars 2016 à Dakar. Est-ce une manière de dire que le prochain Einstein sera africain ?

En 2012-2013, nous avons essayé de faire un rapide sondage de nos anciens étudiants et nous avons constaté qu’ils sont dans des secteurs dans lesquels ils sont en train d’apporter des contributions majeures. Nous avons constaté que les projets de recherches concluants de certains de nos étudiants n’avaient pas une certaine visibilité ; que les médias ont tendance à mettre en exergue les choses négatives en Afrique, en particulier la corruption et la mauvaise gouvernance. On a remarqué aussi que d’importants projets scientifiques qui sont en train d’être développés dans un continent d’un milliard d’habitants résidant dans 54 pays sont passés sous silence. Nous avons donc créé cette plateforme de rang international, aux normes internationales, qui permet à nos jeunes scientifiques de montrer à la face du monde leurs travaux pour changer le discours sur l’Afrique, ou du moins dans l’intervalle d’une semaine ; que le monde voit le génie scientifique et technologique africain, et que l’Afrique a des solutions à apporter aussi aux problèmes qui existent dans d’autres continents actuellement.

Oui, nous croyons que le prochain Einstein sera africain. Au rythme où évoluent les choses, nous sommes en train de créer un écosystème favorable pour que des Einstein parviennent à éclore dans un continent aussi jeune que l’Afrique. Einstein est le symbole qui incarne le renouveau scientifique et technologique de l’Afrique.

Des projets de 15 scientifiques africains âgés de moins de 42 ans ont été sélectionnés lors de ce forum. Où en êtes-vous par rapport au suivi ?

Le programme de suivi se déroule bien. Ces jeunes sont en train de préparer une grande campagne des sciences et technologies à travers le continent. Ils sont impliqués dans la sensibilisation à la transformation scientifique du continent. Nous prévoyons de construire une communauté panafricaine de jeunes scientifiques et technologues. Ils seront rejoints par d’autres qui seront sélectionnés pour le prochain Forum de Kigali (en 2018). Nous avons lancé l’appel à candidatures et nous tablons sur une vingtaine de jeunes.

Beaucoup de pays africains ont élaboré des programmes économiques pour atteindre l’émergence dans deux décennies. Que leur diriez-vous pour les convaincre de l’impact des sciences dans la réussite de ces grands projets ?

Je n’aurai même pas besoin de développer. Sans la trigonométrie, il n’y aurait pas les pyramides d’Égypte. Sans les algorithmes, il n’y aurait pas de Facebook. Sans les calculs, on n’aurait jamais un seul pont. Les sciences sont la colonne vertébrale de toute économie moderne. Nous en sommes conscients. L’apport des technologies et de la science à la transformation économique de l’Afrique n’est plus à discuter. Aujourd’hui, nos Chefs d’État l’ont compris, reste à mettre en place la bonne stratégie. Nous avons un continent qui dispose d’énormes ressources naturelles. Mais dans cette ère de la quatrième révolution industrielle, on ne parlera plus de nations riches ou de nations pauvres en ressources naturelles, mais plutôt de nations riches ou de nations pauvres en innovations. La meilleure innovation, l’innovation la plus authentique c’est celle qui est scientifique. 